107. L'ABBÉ DE PRADES AU COMTE ALGAROTTI.

Au camp devant Prague, 10 mai 1757.

Le Roi m'a ordonné, monsieur, ne pouvant le faire lui-même, de vous apprendre qu'il vient de gagner près de Prague la bataille de Pharsale. Je crois qu'un récit abrégé de ce qui a précédé cette grande action vous fera plaisir.

Sur la fin de l'hiver, le Roi fit construire des redoutes à toutes les portes de Dresde, et tracer des lignes. Il persuada par là aux <106>ennemis qu'il voulait se tenir sur la défensive. Il entra dans les quartiers de cantonnement le 24 de mars, et ne cessa, dès le moment qu'il y fut, de faire reconnaître des camps dans tous les endroits par où l'on pouvait déboucher dans la Saxe. Enfin, il fit marcher différents corps, et de différents côtés, pour voir si l'ennemi prenait l'alarme, et s'il était réellement convaincu que le Roi n'agirait point offensivement. Il parut, à leurs démarches, qu'ils s'étaient persuadé que le Roi ne voulait point entrer en Bohême, car ils ne faisaient que replier leurs postes avancés. Nos corps revenaient aussi sur leurs pas, ce qui acheva de leur donner le change. Après les avoir ainsi préparés, le Roi quitta, le 20 d'avril, son quartier de cantonnement, et donna le même ordre à toutes les troupes; le 21, son armée se trouva rassemblée à Ottendorf, sur les frontières de Bohême. Le maréchal de Schwerin était entré, de son côté, le 18 en Bohême, dirigeant sa marche sur Jung-Bunzlau, où les ennemis avaient un de leurs plus grands magasins. Le duc de Bevern pénétra en même temps par la Lusace, du côté de Friedland et de Zittau, le prince Maurice du côté d'Éger. Le duc de Bevern devait joindre le maréchal de Schwerin; mais, avant de le joindre, il gagna sur le comte de Königsegg une bataille auprès de Reichenberg. Le prince Maurice joignit le Roi, qui marcha à grandes journées, poussant toujours l'ennemi devant lui. Rien ne résista aux gorges. Nous avions cru être arrêtés au passage de l'Éger; mais le Roi fit une marche de nuit, et ses ponts furent jetés, et la moitié de son armée de l'autre côté, que l'ennemi n'en savait rien. Le maréchal Browne se retira assez vite. On s'était flatté qu'ils attendraient le Roi sur le Weissenberg, poste très-avantageux sous le canon de Prague; mais nous trouvâmes qu'ils avaient passé la Moldau. Il fallut encore passer cette rivière. Le Roi prit vingt bataillons et quelques escadrons avec lui, et fit jeter un pont. On passa sans résistance. Le Roi avait fait ordonner au maréchal de Schwerin de le joindre de l'autre côté de la Moldau. Le 6 de ce mois, il joignit le Roi de grand matin. On reconnut le camp des ennemis, et le Roi, voyant bien qu'il était inattaquable par son front, ordonna au maréchal de Schwerin de marcher par sa gauche, et de faire en sorte de tourner les ennemis et de leur gagner le flanc. Le maréchal <107>marcha, et la marche fut longue. Enfin, il revint, et dit au Roi : « Sire, pour leur flanc, nous l'avons. » Le Roi s'y porta d'abord, fit défiler le reste de l'armée à travers un village qui nous arrêta longtemps. On forma, d'abord après, la première ligne, et le maréchal, qui commandait l'aile gauche, la première ligne se trouvant formée, fit attaquer. Le Roi marcha du côté du centre pour continuer à mettre l'armée en ordre de bataille. Notre gauche souffrit d'abord beaucoup, et les ennemis la menèrent battant près d'une demi-heure. Ce fut là que le maréchal de Schwerin, voyant ce désordre, et que son régiment pliait aussi, prit un drapeau à la main, et, encourageant ses soldats, il reçut un coup de l'eu dans la tête et dans la poitrine, dont il expira sur-le-champ. Le drapeau qu'il tenait à la main couvrit tout son corps. Le Roi continua à donner ses ordres avec le même sang-froid que si tout était bien allé; il envoya des troupes à cette aile gauche, fit rallier les fuyards, et rétablit si bien le combat, que les ennemis, à leur tour, furent battus, et si bien poursuivis, qu'ils ne purent jamais se rallier. La déroute fut totale : ils n'avaient pas deux hommes ensemble; l'infanterie était pêle-mêle avec la cavalerie. Il fallait encore battre leur droite, qui se trouvait dans des postes presque inaccessibles. Nos troupes, malgré leur lassitude et malgré les difficultés presque insurmontables, ne se rebutèrent point. Elles escaladèrent les rochers, chassèrent les ennemis de partout. Leur armée se débanda absolument; une partie fuit du côté de la Sasawa, et l'autre partie entra dans Prague, où il y a environ cinquante mille hommes. Le prince Charles, le maréchal Browne, le prince de Saxe, le prince Louis de Würtemberg et la plus grande partie de leurs généraux y sont aussi. Le Roi est campé avec son armée autour de la ville, et a pris toutes les précautions pour les faire prisonniers, ou du moins pour qu'ils n'en échappent pas sans qu'il leur en coûte horriblement cher. Le duc de Bevern a marché au-devant du maréchal Daun, qui veut tenir encore contenance. Il a ordre de lui livrer bataille. Ainsi le Roi se trouvera par là, en moins d'un mois, avoir conquis un royaume et dissipé presque toutes les forces de la maison d'Autriche. Le maréchal de Browne a été blessé à la jambe; nous avons fait beaucoup de prisonniers, et pris une grande quantité d'étendards, ainsi <108>que des pièces de canon. Outre le maréchal de Schwerin, nous avons perdu le général d'Amstel, le duc de Holstein, le colonel Goltz, M. de Hautcharmoy; les généraux Fouqué, de Winterfeldt, d'Ingersleben, de Kurssel, et plusieurs autres officiers, ont été blessés. On a perdu sans doute beaucoup de braves gens; mais si vous voyiez le terrain, vous seriez surpris qu'on ait pu déloger une armée de pareils postes, ayant surtout une si nombreuse artillerie. Le Roi, malgré les périls auxquels il s'est exposé, est en très-bonne santé. Je suis charmé de vous renouveler dans une si belle occasion les sentiments de la plus parfaite considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.