20. A LA MÊME.
Meissen, 8 mai 1760.
Madame,
Je me suis persuadé que c'était une espèce de devoir de ma part de vous envoyer ce fatras de vers que l'on m'a volé,212-a et qui paraît au moins avec moins d'incorrections que dans l'édition furtive de Lyon, que les libraires de Hollande ont copiée. Ces vers n'ont été composés, madame, que pour un petit cercle de personnes qui avaient pour moi autant d'indulgence que celle que vous daignez me marquer. Je vous avoue que j'ai pensé tout haut, et que je n'ai point craint d'être trahi. Je ne sais pas même encore actuellement qui accuser du larcin que l'on m'a fait. Je sens qu'il y a bien des matières, dans ce livre, peu faites pour le public; mais ce n'est en vérité pas pour lui que l'ouvrage a été fait. Je connais assez le goût du siècle pour savoir ce qu'il approuve, et mes vers sont trop raisonneurs, trop sérieux et trop dépouillés de cette espèce d'aménité qu'on y demande. Je craignais même qu'on ne me soupçonnât de pouvoir rimer et d'encourir la réputation du proverbe qui dit : fou comme un poëte. Mais toutes mes précautions ont été inutiles. Me voici poëte malgré moi, et j'ai voulu me présenter à vous sous cette qualité, parce que je crois qu'on ne doit rien avoir de caché pour ses amis.
Phihihu a été heureux de trouver grâce devant vos yeux; c'est ce qui m'enhardit à vous envoyer, madame, une Lettre assez singulière.213-a Je me défends de mes dents et de mes griffes, et, si cela paraît un peu trop véhément, je vous supplie de m'obtenir l'absolution de M. Cyprianus213-b ou de son successeur; tout pauvre pécheur en a besoin, et moi surtout, qui, entraîné par les mœurs débordées du siècle, succombe souvent aux tentations du vieux démon qui est sans cesse à rôder à la chasse des âmes.
<186>Je n'ai point de lettres de Londres depuis le 18, que le vent a été contraire. A vous dire naturellement ce que je pense, je m'aperçois que les Anglais ne veulent pas la paix. Il fallait pourtant en faire la tentative pour le bien de l'humanité et pour n'avoir rien à se reprocher; et, confus de n'être pas de votre opinion, madame, au sujet des opérations de la Providence, je ne saurais me désabuser du préjugé dans lequel je suis que, à la guerre, Dieu est pour les gros escadrons. Jusqu'ici, ces gros escadrons se trouvent chez nos ennemis. J'ai habillé en poésie mes rêves métaphysiques sur ce sujet. J'ai tiré les plus considérables exemples que l'histoire nous fournit de hasards fortunés et malheureux, et, si ce n'est pas abuser de votre indulgence, je prendrai la liberté de vous envoyer un jour cette pièce.213-c
J'ai lu Hume, madame, et, pour vous en dire mon sentiment avec toute franchise, je vous avoue qu'il me semble qu'il court trop après les paradoxes, ce qui l'égare quelquefois, et le fait tomber en contradiction avec lui-même; il fouette la religion chrétienne sur les fesses du mahométisme,214-a et partout il en dit ou trop, ou trop peu. La métaphysique, selon mes faibles lumières, veut être traitée avec beaucoup de circonspection, et il ne faut y admettre que des raisonnements rigoureux, où l'évidence soit partout convaincante, ou, si l'on a des ménagements à garder, il vaut mieux se taire. Ce qu'il y a de mieux dans le livre de M. Hume est tiré de Locke; mais l'auteur moderne ne renchérit pas sur l'ancien. Au contraire, il paraît que Locke prête des béquilles à M. Hume pour l'aider à se traîner dans un pays où le terrain semble sans cesse se dérober sous ses pieds. Je vous demande encore mille fois pardon de ce bavardage, madame; je me mêle de vous dire des choses que vous savez et sentez mille fois mieux que moi. Je suis votre enfant gâté; si je vous ennuie, c'est en vérité votre faute. Je vous apprendrai peut-être à moins prodiguer vos bontés, en vous inspirant le repentir de tout ce que vous m'enhardissez à vous écrire. L'homme bénit214-b est encore <187>avec son épée, et sa toque, et son armée, au faubourg de Dresde. Selon toutes les apparences, ce mois-ci se filera jusqu'à sa fin sans qu'il y ait grande effusion de sang. Je ne vous réponds pas du reste, moi, qui ne vois guère au delà du bout de mon nez.
Daignez, madame, être persuadée de tous les sentiments que vous m'inspirez, surtout de la reconnaissance avec laquelle je ne cesserai d'être,
Madame,
de Votre Altesse
le très-fidèle cousin et serviteur,
Federic.
212-a Les Poésies diverses. Voyez t. X, p. 11 et 111.
213-a Lettre de la marquise de Pompadour à la reine de Hongrie. Voyez t. XV, p. 89-93, et la lettre de Frédéric au marquis d'Argens, du 14 mai 1760.
213-b Ernest-Salomon Cyprianus, docteur en théologie et vice-président du consistoire de Gotha, associé externe de l'Académie des sciences de Berlin, né en 1673, mort le 19 septembre 1745.
213-c Épître sur le hasard. Voyez t. XII, p. 64-79.
214-a Le Roi parle ici de l'Histoire naturelle de la religion. Traduit de l'anglais de M. David Hume. A Amsterdam, chez Schneider, 1759, in-8, p. 58 et suivantes.
214-b Le maréchal Daun. Voyez t. XV, p. x, no XIII.