155. AU MÊME.
Unckersdorf, 16 novembre 1760.
Je vois, mon cher marquis, qu'on me fait parler et écrire lorsque j'y ai le moins pensé. Je n'ai point écrit à Seydlitz depuis le jour de la bataille; ces nouvelles de la suite de nos prétendus succès ont assurément été envoyées par quelque particulier que j'ignore. Nous avons fait des prisonniers; mais leur nombre n'approche que de huit mille hommes, et non de douze mille. Nous n'aurons point Dresde; nous passerons un hiver désagréable et fâcheux, et, l'année qui vient, ce sera à recommencer. Voilà des vérités que je vous marque; elles sont désagréables; cependant vous pouvez y ajouter plus de foi qu'aux bruits populaires que l'on répand, soit pour les faire parvenir à nos ennemis et pour les intimider, soit pour ranimer une étincelle d'espérance dans l'âme des citoyens et leur rendre le courage. Appliquez-nous ce vers de Sémiramis :
Ailleurs on nous envie, ici nous gémissons.Nous sommes obligés de nous faire des frontières; ce sont des lisières de pays que nous dévastons pour empêcher l'ennemi de nous troubler, l'hiver, dans nos quartiers. Tout ce mois s'écoulera avant que nous puissions nous séparer. Jugez des fatigues et des désagréments que j'essuie; jugez de mes embarras, en vous représentant que je suis réduit à faire subsister et à payer mon armée par industrie. Avec cela, je n'ai pas la moindre compagnie, privé de toutes les personnes que j'aimais, réduit à moi-même, et passant ma vie à partager mes moments entre un travail infructueux et entre mille appréhensions. Voilà un tableau qui n'est point flatté, mais qui vous peint au vrai les choses et ma situation désagréable. Qu'il est différent, mon cher marquis, d'apercevoir ces objets d'une longue distance et par un verre trompeur qui les embellit, ou de les examiner de près, tout nus, et dépouillés du clinquant qui les orne! Vanité des vanités! vanité des batailles! Je finis par cette sentence du sage, qui comprend tout, renferme en soi des réflexions que tous les hommes