88. AU MARQUIS D'ARGENS.115-a
Wilsdruf, 19 novembre 1759.
Marquis, quel changement! moi, chétif, moi, profane,
Qui fréquente peu le saint lieu,
Sans toque, sans bonnet dont la faveur émane
Du serviteur sacré de Dieu,
Siégeant au Vatican en tiare et en soutane;
Moi, dont l'attachement au culte naturel,
Respectant la pure doctrine
Empreinte dans nos cœurs par une main divine,
Ne servit ni Baal, ni le Dieu d'Israël;
Moi, dont l'adversité fut pour trois mois l'école,
Qu'à Vienne un frauduleux écrit
Annonçait vagabond, proscrit,
Que plus d'un ministre frivole,
Plus d'un maraud tondu, décoré d'une étole,
Sur les vagues récits d'un téméraire bruit,
Avait cru terrassé, détruit :
Par un coup imprévu la quinteuse Fortune,
<104>Après m'avoir cent fois préféré mes rivaux,
Et prêt à me noyer, par caprice ou rancune,
D'un secourable bras m'élève sur les flots;
Et cet homme bénit, ce dévot personnage,
Qui dévore son Dieu cinquante fois par an,
Et qui, pour triompher de nous et de Satan,
Va trottant en pèlerinage,
Ce héros, par brevet portant titre de sage,
Confondu, brouillé dans son plan,
Nous abandonne ce rivage;
En Bohême il s'est élancé,
En haletant, tout harassé,
Comme un dogue étranger fuit, en hurlant de rage,
Le cuisinier qui l'a fessé.
O fantasque Fortune! enfin en est-ce assez?
Comme de notre sort ta cruauté se joue!
Celui-ci sous un dais par ta main est placé,
Et celui-là du trône est jeté dans la boue.
Ce fameux Fabius que le saint-père avoue,
Par toi si longtemps caressé,
Dont l'image t'était si chère,
Éprouve, en s'étonnant, les flots de ta colère;
A cet amant heureux, qui m'avait effacé
De ta mémoire trop légère,
Aujourd'hui sans raison ta faveur me préfère.
Mais le souvenir du passé
Sur l'obscur avenir m'éclaire;
Toi-même, tu m'appris le cas
Que d'une coquette on doit faire.
Malgré tes séduisants appas,
Ni ta tendresse mensongère
Ni ton brillant éclat ne me séduiront pas.
Mais, dis-moi, par quelle sottise,
Te commettant avec l'Église,
Oses-tu prendre en main l'intérêt d'un damné,
Hérétique endiablé, digne qu'on l'exorcise,
Par les conciles condamné?
Hélas! que tu me scandalise!
Dis-moi quel pouvoir t'autorise
D'opprimer un prédestiné
Que saint Népomucène et le ciel favorise,
Et dont le front, déjà de rayons couronné,
Aux miracles prélude, étant environné
<105>Du soldat qui le canonise.
Ah! que dira Sa Sainteté
Du démenti que tu lui donne?
Ne crois pas qu'elle te pardonne
Ce tour de ta malignité.
Chasser ainsi de Saxe un héros breveté,
Et par saint Pierre et par Bellone
Conduit à l'immortalité,
Quand le pape lui-même ordonne
Que l'hérétique impur, par son glaive dompté,
Dans l'abîme, brûlante zone,
Soit par le saint précipité!
Fortune, que je crains qu'aveugle en ta manie,
Tu n'allumes enfin le dangereux courroux
D'un pontife irrité, sensible à l'avanie,
Qu'en pompe solennelle, et de ses droits jaloux,
A Rome il ne t'excommunie!
Aussitôt l'union, tressaillissant d'effroi,
Atterrée par cette sentence,
T'éviterait avec prudence.
L'avide financier, le plat pédant de loi,
Le courtisan qui fait l'homme de conséquence,
L'indigent laboureur, l'ambitieux, le roi,
Tous, redoutant ta bienveillance,
A pas précipités s'enfuiraient loin de toi,
Et ton temple désert et vide
Nous ferait autant de pitié
Que le sacré temple où réside
La déesse de l'amitié.
Depuis, pesant cette matière,
Donnant à mon esprit une libre carrière,
Marquis, j'ai trouvé la raison
Pourquoi, près de cette frontière,
Ce héros décoré de toque et de toison
D'une écrevisse a pris la démarche en arrière.
Cette âme dévote et guerrière
Fut par le vieux Satan, par cet esprit malin,
A nous nuire toujours enclin,
Induite d'étrange manière.
Il sut par des travaux lui remplir tout son temps,
Si bien que, deux jours du printemps,
Le héros oublia de dire son bréviaire;
Par quoi le saint héros, quoiqu'à Vienne prôné,
<106>Par Wenceslas fut condamné
A faire, cet hiver, un bout de pénitence,
Et la Fortune exécuta
D'un tour de main cette sentence.
Le héros troublé radota,
En soi perdant la confiance,
La Saxe prestement quitta.
Et puis, que de toute œuvre pie
Tout bon chrétien présomptueux,
Scrutant son zèle fastueux,
Des ruses de Satan et de soi se défie.
Je vous envoie des vers à la glace, faits dans des camps, au milieu de la neige. Ils ne sont bons que parce qu'ils vous annoncent une bonne fin de campagne. Nous avons si fort resserré l'ennemi, qu'il me semble impossible qu'il regagne la Bohême sans faire de grandes pertes. Dans cet embarras, Daun se trouve comme l'âne de Buridan119-a entre deux boisseaux. Je suis presque sûr d'être le 25 à Dresde; ainsi, mon cher, préparez-vous au voyage. J'aurai soin de la voiture et des gîtes, ainsi que du logement de Dresde. Adieu, mon cher marquis; à revoir bientôt.
115-a Voyez t. XII, p. 132-134.
119-a Voyez t. IV, p. 14, et t. VIII, p. 316.