91. AU MARQUIS D'ARGENS.
Wilsdruf, 28 novembre 1759.
Les marmites et les cuillers des Français me paraissent de plaisantes ressources pour faire la guerre. C'est une momerie pour faire illusion au public. Je suis persuadé que l'objet en sera mince; mais, comme les lettres imprimées du maréchal de Belle-Isle crient misère, ils ont voulu en imposer à leurs ennemis, et leur persuader que l'argent ciselé et godronné du royaume leur serait suffisant pour pousser, l'année qui vient, une campagne vigoureuse. Il n'y a certainement que cet objet-là qui leur ait fait imaginer la comédie qu'ils jouent.
Voilà Munster pris par les Hanovriens, et l'on assure que, le 25, les Français sont partis de Giessen pour marcher sur Friedberg et repasser le Rhin. Nous autres, nous sommes ici vis-à-vis de l'ennemi, cantonnés dans les villages; la dernière botte de paille et le dernier morceau de pain décideront de celui de nous deux qui restera en Saxe; et, comme les Autrichiens sont extrêmement resserrés, et ne peuvent rien tirer de la Bohême, je me <109>flatte qu'ils partiront les premiers. Patience donc jusqu'au bout, et voyons la fin que prendra cette campagne infernale. J'use, cette année-ci, toute ma philosophie; il n'est point de jour que je ne sois obligé de recourir à l'impassibilité de Zénon. Je vous avoue que c'est un dur métier quand il faut le continuer. Épicure est le philosophe de l'humanité, Zénon est celui des dieux, et je suis homme. Depuis quatre ans. je fais mon purgatoire; s'il y a une autre vie, il faudra que le Père éternel me tienne compte de ce que j'ai souffert dans celle-ci. Tout état, toute condition éprouve des traverses et des infortunes; il faut que je porte mon fardeau, quoique très-pesant, comme un autre, et je me dis : Ceci passera comme nos plaisirs, nos goûts, nos peines et nos heureux destins. Adieu, cher marquis. Mes lettres vous paraîtront bien noires; je ne saurais, je vous jure, vous en écrire d'autres. Quand l'esprit est inquiet et chagrin, on ne voit pas couleur de rose. Je vous embrasse, et je souhaite de vous revoir bientôt.