114. AU MÊME.
(Freyberg) ce 20 (mars 1760).
Le volume corrigé de mes balivernes est parti pour Berlin. Je ne veux point qu'on y mette le titre de Philosophie; simplement Poésies diverses,157-a cela suffit. Il y a plus de deux cents vers nouveaux, que j'ai été obligé d'y insérer pour changer les endroits qui auraient pu choquer l'Angleterre157-b ou la Russie;157-c enfin j'ai fagoté tout cela du mieux qu'il m'a été possible. Je vous ferai donner un volume de cette nouvelle édition. J'avoue que celui que vous avez contient mes pensées légitimes, et que celui-ci en contient de bâtardes. Je mets à la tête une ode contre la calomnie, et, après l'Ode à Voltaire, quelques stances qui sont une paraphrase de l'Ecclésiaste, sainte capucinade pour apaiser les cris furieux de ces zélateurs insensés qui crient et soulèvent tout le monde. Tout cet ouvrage aboutit à faire d'une honnête femme une coquette; mais il faut savoir tout sacrifier dans l'occasion. Me voilà, en dépit de moi-même, mon cher marquis, poëte aux yeux de tout l'univers. Cela donnera lieu à des esprits pervers et méchants de faire courir toutes sortes de pièces qu'il leur plaira sous mon nom; mais peut-être cela fera-t-il aussi craindre mes épigrammes. Quoique, dans la guerre que nous faisons, une épigramme soit bien peu de chose en comparaison d'un coup de canon, ces fous de la gloire pourront peut-être me redouter autant que les dangers. Heureux, si ma plume peut servir à défendre ma patrie, et que tous mes sens et toutes mes facultés lui puissent être utiles!
Je fais une terrible chute de tous ces glorieux aux c....... <141>de Champion. J'y ai perdu un fort mauvais cuisinier, et d'ailleurs sans fidélité; mais sa perfidie ne pouvait pas me faire grand mal. J'ai donné à Noël commission de m'en faire venir un des meilleurs que l'on connaisse. Mais je suis insensé de penser à toutes ces choses dans un temps où je ne sais pas si j'atteindrai à la fin de la guerre, et si j'aurai de quoi payer ceux que j'engage. La paix, mon cher marquis, hélas! vos Français ne savent pas s'ils la veulent ou s'ils ne la veulent pas; cela leur a valu l'épigramme suivante :158-a
Peuple plaisant, aimables fous,
Qui parlez de la paix sans songer à la faire,
Toujours incertains dans vos goûts,
Tantôt furieux, tantôt doux,
Changeant de mœurs, de caractère,
Selon votre inconstance et votre humeur légère,
A la fin donc résolvez-vous :
Avec la Prusse et l'Angleterre
Voulez-vous la paix ou la guerre?
Vous méprisez la mer, Neptune et son courroux,
Et vous vous préparez à subjuguer la terre.
Hélas! tout, je le vois, est à craindre pour nous
De votre milice invincible,
Qui maintient dans ses corps un ordre incorruptible.
Des insignes héros dont Mars même est jaloux,
Et surtout de votre prudence,
Qui, par un bizarre destin,
A du souffle d'Éole, utile à la finance,
Abondamment enflé les outres de Bertin.
Voilà, mon cher, les sottises qui me consolent de malheurs réels, ou voilà plutôt les chansons avec lesquelles je berce mon enfant pour l'empêcher de crier et l'endormir. Adieu, mon cher marquis; n'oubliez pas le poëte démasqué qui enrage de l'être, qui enrage de son infortune, de sa vie trop longue et trop malheureuse, et de ne pouvoir vous assurer lui-même de son amitié.
157-a Voyez t. X, p. II et III.
157-b Voyez t. X, p. 79, 80 et 163. Sir Andrew Mitchell, envoyé d'Angleterre à la cour de Berlin, rapporte dans sa lettre au comte de Holdernesse, du 30 mars 1760, une conversation qu'il avait eue avec Frédéric sur les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Le Roi avait cherché cette occasion, à ce qu'il semble, pour prévenir l'impression fâcheuse que la contrefaçon de ces poésies aurait pu faire à l'étranger. Voyez Memoirs and papers of Sir Andrew Mitchell, by Andrew Bisset. t. II, p. 153-155.
157-c Voyez t. X, p. 35 et 36, 169-171, et 179.
158-a Cette même épigramme se trouve en tète de la lettre de Frédéric à Voltaire, du 20 mars 1760. Voyez t. XII, p. 154 et 155.