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128. AU MÊME.

(Schlettau. près de) Meissen, 14 mai 1760.

Voilà ce qui s'appelle une lettre; il y a de quoi y répondre, et je rends grâces à votre rhumatisme de me l'avoir procurée. Vous voyez que toutes les espérances de la paix sont évanouies; vous voyez que nos ennemis font les plus grands préparatifs. J'aurai dans trois semaines deux cent vingt mille hommes sur les bras; j'en ai à peu près la moitié, de sorte qu'il est aisé de comprendre qu'il faut nécessairement que je périsse du côté où je serai le plus faible, et où je ne pourrai rien opposer au nombre qui m'accable. Il ne me reste donc qu'une ressource,185-a qui n'est pas certaine; si celle-là vient à s'évanouir, je dois m'attendre à ce que les événements m'annoncent et à ce que le raisonnement ordinaire me prouve. La tête me tourne régulièrement trois ou quatre fois par jour, que je me tue à trouver des expédients, et que je n'en saurais venir à bout. Les Français sont ensorcelés, je crois, et il n'y a rien à faire avec eux; je ne leur présage rien de bon de leur conduite, qui est faible, pitoyable et indigne du rôle qu'une grande monarchie doit jouer. Les flottes anglaises vont entrer incessamment en mer; la Martinique, Montréal, et peut-être Pondichéry, seront les objets de leurs conquêtes, et les Français apprendront combien de mal leur font des...... qui gouvernent. Je vous envoie une petite Lettre de la Pompadour186-a que je fis l'année passée, et qui l'a mise au désespoir.

Pour votre prépuce, mon cher, il branle au manche, et je ne vous le garantis pas; car certainement jamais mon existence ni celle de l'État n'ont été en si grand hasard que dans les conjonctures présentes, et vous connaissez trop ma façon de penser pour vous flatter que je voudrais survivre à ma nation et souffrir tous les opprobres et toutes les indignités auxquelles je serais exposé de la part de mes ennemis.

<166>J'ai vu la liste des tableaux, dont je me suis amusé un moment; pour que la collection fût parfaite, il y faudrait un beau Corrége, un beau Jules Romain, un Jordanus italien.186-b Mais où m'égarent mes pensées? Je ne sais quel malheur m'attend peut-être dans peu, et je disserte de tableaux et de galeries. En vérité, marquis, le temps qui court dégoûte des plus jolis hochets, et les choses sont si hasardées, qu'il n'y a presque pas moyen d'y penser, à moins qu'un événement favorable ne répande un doux rayon qui éclaire les ténèbres dans lesquelles nous cheminons. Ne craignez rien pour votre service; il s'y trouve une devise prise d'Aristote : « Le doute est le premier pas vers la sagesse. »186-c Je me flatte que vous ne la désapprouverez pas; je crois que l'ouvrage pourra être achevé dans quinze jours, et on vous l'enverra tout de suite.

Adieu, mon cher marquis; faites dire, quand il en sera temps, des messes pour mon âme; réellement je crois être, les yeux ouverts, en purgatoire. Je vous embrasse.


185-a C'est-à-dire les Turcs et les Tartares. Voyez t. IV, p. 207 et 208, 258 et 259, et t. V. p. 42.

186-a Lettre de la marquise de Pompadour à la reine de Hongrie. Voyez t. XV, p. 89-93. et t. XVIII, p. 213.

186-b Le Roi veut sans doute parler du peintre napolitain Luc Giordano, qu'il appelle italien pour le distinguer du peintre flamand Jordaens.

186-c Les mots Dubium sapientiae initium, inscrits sur le service, faisaient allusion à la Philosophie du bon sens, par le marquis d'Argens.