157. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin, 28 novembre 1760.
Sire,
Comment Votre Majesté a-t-elle pu penser que, malade ou en santé, je balancerais un instant à me rendre à Leipzig pour avoir le bonheur de la voir? Si je ne pouvais pas y aller en carrosse, je me ferais porter sur un brancard; rien ne pourra m'empêcher <209>de jouir d'une satisfaction que j'ai tant désirée. Je partirai donc dès le moment que j'aurai reçu vos ordres, et je resterai, si vous le voulez, non seulement quelques semaines, mais trois mois. Je vous prierai seulement de permettre qu'au commencement de mars je puisse retourner à Berlin, parce que, depuis cinq ans, je suis sujet à une maladie chronique qui ne manque jamais de me prendre vers le milieu du mois de mars; c'est une effervescence avec quelques accès de fièvre. Lorsque je me tiens chaudement et à une diète austère, j'en suis quitte pour une incommodité de trois semaines; mais, si je ne prends pas toutes les précautions nécessaires, cette humeur se jette sur les intestins, et me cause des accidents funestes qui, à Breslau et l'année d'ensuite à Hambourg, m'ont conduit aux portes du trépas. Je sais que, pour un héros tel que vous, la mort est une chose que vous voyez avec la plus grande indifférence. Mais vous ne l'avez jamais aperçue que sous l'aspect de la gloire; si vous la voyiez accompagnée de la dyssenterie et du cours de ventre, vous conviendriez que le grenadier le plus intrépide tremblerait de mourir de la foire.
Vous êtes, Sire, le roi victorieux, mais non pas le roi prophète, et je vois bien que vous vous entendez mieux à gagner des batailles qu'à faire des prédictions. Dans une des exaltations de votre âme, vous m'aviez annoncé que les Autrichiens garderaient le poste de Landeshut, et M. de Catt m'apprit hier la bonne nouvelle que vos troupes avaient occupé ce poste avantageux. Nous avons bien parlé de vous avec lui; il vous aime de tout son cœur, et quel homme ne vous aimerait pas? M. de Catt part aujourd'hui avec M. Gotzkowsky, qui se donne tous les jours de nouveaux soins pour les affaires de Berlin. C'est véritablement un bon enfant et un digne citoyen. Je vous en souhaiterais un grand nombre comme lui. C'est le plus grand présent que la fortune puisse faire à un État que celui d'un citoyen zélé pour le bien public et pour celui de son maître; et à ce sujet, je dois dire, à l'honneur de la ville de Berlin, que j'ai vu, dans les temps les plus critiques, beaucoup de ses habitants dont les historiens de l'ancienne Rome auraient fait passer les vertus à la postérité, s'ils avaient vécu de leur temps. J'ai l'honneur, etc.