178. AU MÊME.

Kunzendorf, 7 juin 1761.

Les petits voyages que vous faites, mon cher marquis, vous auront donné une partie de cet exercice nécessaire et indispensable sans lequel notre machine organisée ne peut jouir de la santé. Il semble que nous soyons destinés à être secoués toute notre vie, et que nous ayons été faits plutôt pour agir que pour penser. Prenez les eaux à Sans-Souci, vous en êtes très-fort le maître. Je me flatte que ce séjour vous fera quelquefois souvenir de moi. Vous me demandez des nouvelles de mes engagements avec ce peuple sans prépuce, portant croissant dans ses armes. Sachez donc qu'il est très-vrai que nous avons fait un traité ensemble. J'ai été obligé d'avoir recours à la bonne foi, à l'humanité musulmane, puisqu'il n'en est plus chez les chrétiens. La gazette en a menti sur l'article de l'ambassade. Ce n'est point l'usage des Turcs d'en envoyer pour des traités, à moins que ce ne soient des traités de paix. Quelque avantage que me procure cette alliance,263-a il ne faut point vous flatter qu'elle nous procurera encore la paix. Je crois que les Anglais feront la leur avec les Français; mais tout cela n'empêchera pas la reine de Hongrie d'aller son train, tant que les barbares partageront avec elle les travaux de la guerre. Ces barbares sont en pleine marche vers les frontières, et je m'attends que nos occupations, nos fatigues et nos embarras commenceront à la fin de ce mois. Juillet, août, septembre, octobre, seront quatre terribles mois qui me dureront des années. Il faut vous attendre à des scènes à peu près semblables à celles de l'année passée, et, pour qu'encore tout soit <235>égal, il nous faut la même fortune. J'aime mieux, mon cher marquis, vous mander des vérités que de vous flatter par de vaines illusions. Un malheur prévu est, à mon sens, moins accablant qu'une légère infortune à laquelle on ne s'attend point. La trempe de votre âme philosophique n'a pas besoin d'être fortifiée; vous savez que le monde est une figure qui passe, et que tous les événements ont le sort d'une lanterne magique, où vous voyez sans cesse de nouveaux acteurs qui paraissent, et de nouveaux objets qui se présentent. Quels que soient donc ces événements, il faut regarder avec une indifférence stoïque ce qui est destiné à finir. C'est le sort des biens et des maux qui arrivent aux hommes; c'est le nôtre. Chaque jour nous apprend à mourir, soit par les parties que nous perdons sans cesse, soit par notre sommeil, qui est une image, un prélude de la mort à laquelle nous sommes voués du jour de notre conception. En faisant ces réflexions tous les matins, vous entendrez avec indifférence les bruits qu'annonce la renommée; ces vastes projets de nos ennemis, nos calamités et nos succès même vous paraîtront des misères, car, en considération de tout l'univers et de tous les âges, la guerre que nous faisons ne figure pas plus que celle des rats et des souris. Tenez-vous-en donc, mon cher marquis, à votre tranquillité philosophique; donnez-vous de l'exercice, puisqu'il est indispensable pour votre santé, et ne vous inquiétez pas de ce que ni vous, ni moi, ni personne dans l'univers ne peut empêcher ou changer. Je vous fais ici un beau sermon; j'en prends ma part pour moi-même. Mais, dès que les passions sont une fois animées, notre philosophie devient faible, elle prêche à un sourd dans les premiers moments, et ce n'est que le temps qui la rend victorieuse. Je vous demande pardon de vous dire des choses que vous savez mieux que moi. J'ai fait conversation avec vous, plutôt que je ne vous écris une lettre. C'est un épanchement du cœur, et vous m'en gronderez, si vous pensez qu'il ne convient de parler philosophie qu'à ceux qui ont reçu le bonnet de docteur. Adieu, mon cher marquis; vivez heureux et tranquille.


263-a Voyez t. V, p. 121, et ci-dessus, p. 177, 184 et 185.