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179. DU MARQUIS D'ARGENS.

Potsdam, 20 juin 1761.



Sire,

Je remercie infiniment Votre Majesté de ce qu'elle a la bonté de permettre que je prenne les eaux pendant une quinzaine de jours à Sans-Souci; mais comment a-t-elle pu croire que cet endroit me ferait plus penser à elle qu'un autre? Partout où je suis, Sire, vous êtes toujours présent à ma mémoire, et vos bienfaits, qui me suivent partout, ma reconnaissance, qui les égale, ne cessent de me rappeler sans cesse tout ce que je vous dois.

Je compte d'être le 1er de juillet à Berlin, et d'y apprendre tous les jours quelque bonne nouvelle. Je ne doute pas que la fortune ne se déclare à la fin entièrement pour vous; vos lumières et votre fermeté la détermineront pour la bonne cause.

J'ai appris, Sire, avec une joie inexprimable la signature et la conclusion de votre traité avec les bons et braves Musulmans; mais si ces dignes enfants du grand prophète veulent agir sérieusement, je ne vois plus de doute dans la supériorité que vous aurez sur vos ennemis, et surtout si la paix se fait entre les Français et les Anglais. Apparemment ces derniers ne se démentiront pas pour la première fois de leur vie, et ne feront pas une paix honteuse et nuisible à leurs alliés; car les Anglais des deux dernières guerres ne sont pas ceux du règne de la reine Anne, et ils se sont piqués, à ce qu'il me paraît, depuis vingt ans, de réparer le blâme de leur prompte séparation avant l'affaire de Denain. Quant aux Turcs, Sire, il faut que j'avoue à V. M. que je ne puis concilier ce qu'elle me dit de son traité et de la continuation de la guerre; car, ou ils agiront, ou ils n'agiront pas. S'ils agissent, quelle supériorité n'acquerrez-vous pas! et, s'ils n'agissent pas, je ne vois pas les avantages de votre traité pour le temps présent, et c'est pourtant le grand article que ce temps présent.

Enfin, au milieu de ce nuage obscur de politique, qu'il n'est pas permis à mes faibles yeux de percer, je fais sans cesse des vœux pour vous revoir tranquille, heureux et jouissant dune paix stable et honorable. Que ne pouvez-vous vous débarrasser de <237>tant de soins, venir vivre tranquillement, au sein des arts et des lettres, à Sans-Souci! Cette charmante demeure devient toujours plus agréable et plus magnifique. Je vais deux fois par jour admirer le plus beau morceau d'architecture après Saint-Pierre de Rome; l'œil est toujours frappé d'un nouveau plaisir en considérant ce superbe édifice. La colonnade est aussi près d'être achevée; elle aurait surpris les anciens Romains, si elle avait été placée dans les jardins d'Auguste. Puisse la paix, Sire, vous procurer bientôt le plaisir de voir toutes ces beautés! J'ai l'honneur, etc.