182. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin, 4 juillet 1761.
Sire,
A la fin, le voilà pris, ce Pondichéry attaqué, bloqué depuis plus de deux ans, et l'on en a reçu la nouvelle à Paris dans le même temps que celle de la victoire du prince Ferdinand. On assure que la flotte anglaise est partie pour une nouvelle expédition. Si tout cela n'accélère pas les négociations de M. de Bussy à Londres, il faut regarder toutes les règles de la prudence et du bon sens comme entièrement abandonnées par le ministère français. Que les théologiens viennent, après cela, nous faire des contes des soins que prend la Providence pour placer à la tête des États des gens éclairés! Quand j'examine la conduite des Français, j'ai toujours envie de faire un ouvrage intitulé : Du mépris de Dieu pour la créature. Quelle désolation ne doit-il pas y avoir à Paris, où tant de gens sont totalement ruinés par la perte de Pondichéry, et cela, par le caprice de quelques particuliers qui s'étaient persuadé d'avoir trouvé le plus beau et le plus sublime système politique! Que dirait Louis XIV, s'il revenait dans ce monde, qu'il vît la France beaucoup plus accablée d'impôts qu'elle ne l'était dans les dernières années de la malheureuse guerre pour la succession à la couronne d'Espagne, qu'il apprît que toutes les Indes occidentales et orientales sont perdues, que toutes les colonies françaises sur les côtes de l'Afrique sont encore entre les mains des Anglais, que plus de cent cinquante mille hommes sont péris en Allemagne ou par le fer, ou par les maladies, et que tout cela est arrivé pour rendre plus puissante la maison d'Autriche? Quel que fût l'étonnement de Louis, il augmenterait encore bien <242>plus quand il apprendrait que tous ces événements ont été causés par les conseils d'une petite caillette de la rue Saint-Denis et sous la direction d'un mauvais poëte sorti du séminaire de Saint-Sulpice.
Les nouvelles que V. M. m'a fait la grâce de m'écrire m'ont causé un plaisir infini. Je vois qu'elle jouit d'une parfaite santé, et, quant aux suites de la guerre, je n'en serai jamais inquiet, dès que je saurai que vous pouvez agir à la tête de vos armées. Je suis très-persuadé que vos ennemis seront à la fin forcés de vous accorder une paix bonne et honorable, et que tous leurs vains efforts n'auront servi qu à donner un nouvel éclat à votre gloire et à immortaliser votre constance et votre fermeté. J'ai l'honneur, etc.