209. AU MÊME.
Breslau, 5 janvier 1762.
Vous demeurez toujours ferme dans vos anciens préjugés, et vous supposez, en bon catholique élevé dans l'école du merveilleux, que mon frère ou moi nous savons faire des miracles. Je vous l'ai dit souvent, les temps des miracles sont passés, il ne nous reste que de funestes réalités. Les malheurs qui nous sont arrivés en Poméranie ont quelques causes qui me sont connues; c'est le commissariat qui se trouve le plus en faute. Les récits, d'ailleurs, qui vous ont été faits viennent de petites gens qui ne savent pas les combinaisons des choses, et qui ont augmenté les objets. C'est le propre des malheureux de rejeter les causes de leurs désastres les uns sur les autres. Vous savez le proverbe : Les malheureux ont toujours tort. Je vois, mon cher marquis, <278>que votre imagination provençale, plus forte, plus vive que celle que les climats du nord m'ont donnée, vous peint un avenir riant et des perspectives agréables. Pour moi, je ne saurais vous répondre sur le même ton. Je vous laisse le charme de vos illusions, qui vous consolent, et je m'en tiens au conte de l'élève de Tartini, qui est l'allégorie la plus vraie qu'on ait jamais faite. J'ai sans doute une très-forte fluxion à la tête, composée d'humeurs russiennes, autrichiennes, gauloises et suédoises, qui me cause des insomnies; à cela se joignent les maux dont les médecins attribuent la cause à la bile âcre. Il y a de quoi tuer un bœuf, fût-ce le dieu Apis. Si j'avais l'éloquence de Bossuet, je vous dirais : O Israël! puisque tu as mis ta confiance en un bras de chair, le Seigneur ton Dieu t'a puni, et t'a abandonné à la turpitude de ton cœur. Il t'a livré au glaive de tes ennemis, pour que tu reconnaisses qu'il est le seul Dieu sur le ciel et la terre. Mais, comme je sens que ces belles déclamations ne feraient pas grande impression sur l'esprit d'un philosophe, je les laisse faire à ceux qui, tous les huit jours, vous débitent de pareilles marchandises. Pour moi, je m'amuse à lire dans Plutarque les vies de l'empereur Othon et de Caton d'Utique. J'y trouve toute sorte d'événements instructifs et dignes de l'attention de quiconque fait son pèlerinage dans cet enfer qu'on nomme le inonde. Je pense comme ces grands hommes de l'antiquité, et je trouve que, en examinant leur conduite, on ne peut que leur applaudir. Que de vains déclamateurs d'école aient pensé autrement, qu'ils aient sur ce sujet soutenu des paradoxes absurdes, ce n'est pas à quoi il faut s'attacher; et certes les personnes sensées seraient fort à plaindre, s'ils devaient réformer leurs jugements sur ceux de ces pédants de collége qui ont tâché de flétrir les plus belles actions et la magnanimité d'âme des anciens.
Voilà, mon cher marquis, le compte que je vous rends de mes lectures. Je souhaiterais de pouvoir vous entretenir sur des sujets qui vous fussent plus agréables; mais ma fluxion m'en empêche. Prenez soin de votre santé, ne m'oubliez pas, écrivez-moi quelquefois, et soyez persuadé de mon estime. Adieu.