214. AU MARQUIS D'ARGENS.

Janvier 1762.

Il est vrai, mon cher marquis, que tous les événements, favorables ou fâcheux, se succèdent alternativement. Nous en avons eu tant de malheureux, de cruels et d'affreux, qu'il fallait bien que quelque autre chose vînt y apporter quelque adoucissement. Cependant reste à voir jusqu'où nous pourrons porter nos espérances. J'ai été si malheureux dans toute cette guerre, et par la plume, et par l'épée, que cela m'a donné une grande méfiance dans toutes les occasions, de sorte que je n'en crois plus que mes oreilles et mes yeux uniquement. Je pourrais composer un grand chapitre des façons différentes dont les politiques s'égarent dans leurs conjectures, où les exemples ne me manqueraient pas, et cela, pour s'être laissé emporter par leur imagination et avoir précipité leur jugement. Voilà ce qui me rend retenu et circonspect. Oh! que l'expérience est une belle chose! Moi, qui étais étourdi dans ma jeunesse comme un jeune cheval qui bondit sans frein dans une prairie, me voilà devenu lent comme le vieux <286>Nestor; mais aussi suis-je grison, rongé de chagrin, accablé d'infirmités, et bon, en un mot, à être jeté aux chiens.

Votre nouvelle de Port-Mahon est fausse, mon cher, de même que celle des deux mille prisonniers du général Seydlitz. Je ne m'étonne point de ces bruits de ville; nous en avons ici également. Quand on remonte à leur source, on les perd comme les origines des grandes maisons. C'est à présent le moment pour les forgeurs de contes et les fabricateurs de nouvelles; pourvu qu'il n'y entre ni géant ni féerie, tout le reste peut être croyable, et bien peu de particuliers sauront débrouiller la vérité travestie en passant par tant de bouches. Vous m'avez toujours exhorté à me bien porter. Le moyen, mon cher, quand on est houspillé comme je le suis! Des oiseaux qu'on abandonne aux caprices des enfants, des toupies fouettées par des marmots, ne sont pas plus agités et plus maltraités que je ne l'ai été jusqu'ici par trois ennemies acharnées.

Adieu, mon cher; dès que j'aurai quelque nouvelle adoucissante, consolante et restaurante, je ne manquerai pas de vous la communiquer en gros; mais, si le contraire arrive, je vous le dirai de même. Puissé-je vous donner bientôt de bonnes nouvelles! Adieu encore; ne m'oubliez pas.