233. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin. 11 avril 1762.
Sire,
La lettre de Votre Majesté a fait hausser mes espérances de dix degrés. Elle me parle de ma gaieté; quelque grande qu'elle soit, je la trouve encore fort modeste, et je regarde comme un miracle que ma pauvre tête ne se soit pas totalement démontée depuis le mois de février. Mais si ce dont vous me parlez au sujet des gens que j'ai vus autrefois avec M. d'Andrezel a lieu, je ne réponds plus de rien, et je serai peut-être obligé de me faire mettre une trentaine d'épingles dans le derrière, pour déterminer les esprits vitaux vers les parties basses et les empêcher de se porter avec trop de rapidité au cerveau. Plaisanterie à part, si jamais j'apprends que les mouvements que vous attendez ont été effectués, je ne réponds pas que la joie ne fasse en moi quelque révolution trop grande. Je sens trop la conséquence d'un événement tel que celui que vous espérez, j'en vois trop bien les suites heureuses, pour être véritablement tranquille jusqu'au moment que je le saurai arrivé. Permettez-moi, Sire, de vous citer ce vers d'un de nos meilleurs poëtes :
Je le souhaite trop pour le croire sans peine.<308>Mais je vois tant de choses bonnes, d'un autre côté, que j'attends avec patience celle que je souhaite le plus aujourd'hui.
Vous savez sans doute, Sire, que les Anglais ont pris, à la Martinique, trente-six vaisseaux corsaires des plus considérables qu'eussent les Français; la perte de cette île leur coûte d'un seul article trente millions de livres. On embarquait pour la France, toutes les années, de la Martinique cent mille caisses de sucre, à six cents livres la caisse; cela fait soixante millions de livres de sucre. Mettez la livre de sucre à dix sous, qui font la valeur de trois de nos anciens gros, vous trouverez, sans grand calcul, que cela fait trente millions de livres, par conséquent le double de ce que peut rendre l'électorat de Hanovre dans la plus florissante paix. Il est vrai que ce sont les sujets du roi de France, et non pas lui, qui perdent ces sommes considérables; mais la plaie n'en est pas moins grande pour le royaume, et elle saignera longtemps.
On dit ici que vous laites mettre en ordre le château de Charlottenbourg. Si V. M. se rappelle les jolies tapisseries de papier pour les chambres des officiers et des dames, que je lui fis voir à Leipzig, et qu'elle veuille en employer quelques-unes, vu le bon marché, une chambre ne coûtant guère que quarante écus, monnaie courante, l'entrepreneur de la fabrique de Rheinsberg, qui est un gentilhomme du prince Henri, et qui est venu me prier de le recommandera V. M., lui enverra tous les plus beaux échantillons.
M. de Catt se porte mieux; il a trouvé ici un chirurgien fort habile qui l'a déjà très soulagé, et qui lui promet de le mettre en état, dans une douzaine de jours, d'aller rejoindre V. M. et de faire la campagne sans incommodité, pourvu qu'il veuille se ménager un peu et ne plus être aussi mauvais écuyer que saint Paul de chrétienne mémoire.
On dit dans tous les papiers publics que la flotte qui a pris la Martinique va rendre une visite aux Espagnols à la Havane, et leur emprunter à coups de canon quelques millions de piastres. Ainsi soit-il! J'ai l'honneur, etc.