269. AU MÊME.

Bögendorf, 27 septembre 1762.

Je voudrais pouvoir vous dire, mon cher marquis, que Schweidnitz est pris; mais il ne l'est pas encore. La chicane des mines <353>nous a arrêtés quatre semaines. Nous sommes à présent aux palissades. Hier l'ennemi fit sauter une mine qui nous a détruit un logement; toute cette journée a été employée à le rétablir. Enfin il faut avoir patience, car ce Gribeauval se défend comme il doit. Comptez, mon cher, que la garnison, au commencement du siége, a été de onze mille hommes. Zastrow n'en avait que trois mille.396-a Cela ne le disculpe pas tout à fait; cependant il est certain que trois sont presque le quart de onze, et que ces gens-ci sont bien mieux en état de se défendre que lui. Vous avez pris la colique de la révolution arrivée en Russie; c'est que tout ce qui me touche vous affecte vivement. Cependant, s'il se peut, témoignez-moi votre amitié en vous portant bien. Prenez les eaux à Sans-Souci, et comme vous le jugerez convenable; je souhaite de tout mon cœur qu'elles rétablissent votre santé. Pour moi, je suis si fait aux revers et aux contre-temps, et je deviens si indifférent sur tous les événements de ce monde, que les choses qui m'auraient fait autrefois les plus profondes impressions glissent à présent légèrement sur mon esprit. Je puis vous l'assurer, mon cher marquis, j'ai réellement fait quelques progrès dans la pratique de la philosophie. Je deviens vieux, je touche aux bornes de mes jours, et mon âme se détache insensiblement de la figure du monde, qui passe, et que j'abandonnerai bientôt. La situation de l'hiver passé, la révolution de Russie, la perfidie des Anglais, que de sujets de devenir raisonnable, si l'on y réfléchit! Et qui voudrait toute sa vie s'encanailler dans ce pire des mondes possibles? Je ne vous cite que quelques causes de dégoût; mais j'en ai tant eu durant cette guerre, que la sensibilité de mon âme est épuisée, et qu'il s'est formé un calus d'indifférence et d'insensibilité qui ne me rend presque bon à rien.

Nous n'avons ici ni Neptune, ni Apollon contre nous, mais un Gribeauval, huit mille hommes encore, et des mineurs qui exercent bien notre patience; il n'y a point de belle Hélène dans Schweidnitz, mais il nous manque un Achille, dont je ferais plus de cas que de saint Népomucène, saint Denis ou saint Nicolas, si je l'avais. Nous poussons néanmoins tous les ouvrages autant que la prudence le permet, et, autant que j'en puis juger, je ne crois <354>pas que depuis le commencement du siége il y ait eu six jours de perdus; et dans quel siége n'y en a-t-il pas? Nous ne perdons du moins pas notre temps à haranguer comme vos bavards de Grecs, ni à nous mettre en oraison comme les croisés devant Jérusalem et devant Damiette; mais Schweidnitz se prendra, je n'en suis pas embarrassé. Cela fait, il reste encore une dure besogne, où je vois un brouillard impénétrable qui empêche ma vue de découvrir les objets et les contingents futurs. Sainte Hedwige397-a ne m'éclaire point; quoique ma céleste parente, j'en tire peu de secours. Aussi j'abandonne l'avenir à la destinée, et je végète, attendant l'événement. Je vous écris naturellement comme je pense. Cela vous ennuiera un peu; cependant croyez qu'il y a du soulagement à décharger son cœur, ayez quelque égard à la situation où je suis. Adieu, mon cher marquis; je n'en dirai pas davantage pour cette fois, et je finis en vous assurant de toute mon amitié.


396-a Voyez t. V, p. 143-145, et ci-dessus, p. 287 et 288.

397-a Sainte Hedwige, veuve de Henri Ier, dit le Barbu, duc de Silésie, morte en 1243, patronne de l'église catholique de Berlin. Voyez t. XI, p. 182, 187, 214, etc.; et t. XVIII, p. 96.