295. AU MARQUIS D'ARGENS.
Le 22 janvier 1765.
J'ai vu par votre lettre, mon cher marquis, que vous êtes arrivé, je ne dis pas promptement, mais heureusement à Éguilles. Vous vous opiniâtrez à soutenir l'honneur de vos maladies. Pour moi, je ne m'y oppose pas; je sais que chacun a son goût, et qu'on peut avoir celui d'être malade, comme un autre. Mais, indépendamment de cette persuasion, il n'est pas moins sûr que la gourmandise et la santé ne s'accordent pas ensemble, et qu'il est arrivé à plus d'un philosophe d'accuser son estomac des indigestions qu'il lui avait causées. Le beau soleil de Provence, les <395>oranges, les fruits, la satisfaction de vous retrouver au sein de votre famille et d'avoir terminé vos procès, vous guériront. N'accumulez pas inutilement les années sur votre tête, mon cher; c'est peine perdue, car un Provençal, eût-il atteint l'âge du vieux Nestor, ne serait pas pour cela à l'abri des soupçons d'étourderie. Ce n'est pas que je vous en accuse, mais le public, rempli de préventions, n'est pas toujours juste dans les arrêts qu'il prononce. Je vous recommande, mon cher, la crainte de Pierre-Encise, des îles d'Hyères et du Pont-couvert de Strasbourg.443-a Ayez-les toujours devant les yeux, tant que durera votre séjour en France. Gardez-vous de vous mettre au nombre des écraseurs de ...443-b Laissez aller les choses comme elles vont, et dites toujours du bien de M. le prieur; c'est l'unique moyen de repasser la frontière avec sûreté. Je vous recommande au dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui a tiré vos ancêtres de la captivité d'Égypte; sans doute il guidera vos pas. La synagogue l'implore tous les samedis en votre faveur, en faisant des vœux que le cher Isaac443-c revienne sain et sauf de son pèlerinage.
D'Alembert a cru que vous passeriez par Paris, et on l'a détrompé. Les gazetiers ont donné le réveillon aux politiques; ils ont annoncé au public que vous alliez à Versailles, chargé d'une négociation importante. Les ministres d'Autriche ont aussitôt mis leur argent en espions, et depuis un siècle la canaille qui se prête à pareils emplois n'a été mieux payée. Voyez quel bruit vous faites en Europe, avec le moins de mouvement possible. Que serait-ce, si jamais vous agissiez avec activité? Mais je tremble d'avoir mis ce mot indiscret dans ma lettre. Je vous recommande aux doux soins de Morphée, sur le duvet le plus mou et le plus tendre; que jamais le soleil ne vous frappe de ses rayons qu'après avoir parcouru les trois quarts de sa carrière; que le forgeron laborieux et les coqs vigilants soient bannis de votre voisinage; que le doux murmure d'une onde claire <396><397>assoupisse mollement vos sens, et vous plonge, après une douce léthargie, dans un sommeil profond et paisible; que deux mois de séjour continuel dans votre lit réparent les fatigues énormes d'un rude voyage; et que les anges qui transportèrent la maison de la reine du ciel du fond de la Palestine au rivage de Loretto vous soulèvent sur leurs ailes, et, traversant doucement les airs, vous ramènent sans incommodité d'Éguilles à Potsdam. Voilà les vœux que je forme pour vous, et j'espère que sainte Hedwige, ma patronne,444-a les exaucera. Adieu, mon cher; on vous attend ici avec impatience.
443-a Trois prisons d'État, fameuses alors. Pierre-Encise est un des forts de Lyon.
443-b Voyez ci-dessus, p. 72 et 80.
443-c Les mots cher Isaac désignent le marquis, auteur des Lettres juives, dans lesquelles Isaac Onis, rabbin de Constantinople, joue un des principaux rôles. Voyez t. XIII, p. 55, et ci-dessus, p. 20.
444-a Voyez ci-dessus, p. 397.