300. DU MÊME.
Éguilles, 4 janvier 1766.
Sire,
J'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté il y a quelques jours pour avoir le bonheur de lui souhaiter une bonne année, sans <404>inquiétude d'esprit et sans douleur de corps. Si jamais un grammairien commentait ma lettre, il dirait que, lorsqu'on écrit à un roi philosophe, ce que l'on entend par les inquiétudes d'esprit, ce sont les intrigues des cours étrangères, parce que tous les événements qui dépendent du sage ne lui donnent jamais aucun souci; mais toute la sagesse du monde ne peut rien contre des accidents causés par la folie. Souhaiter donc à un roi tel que vous la tranquillité de l'esprit, c'est souhaiter que le bon sens règne cette année dans toutes les cours de l'Europe. Ainsi soit-il! Celle de France vient de perdre un grand prince,453-a qui aimait le peuple, et qui l'aurait rendu heureux, si cela avait un jour dépendu de lui; il est mort non seulement comme un saint, ce qui pour nous philosophes n'est pas grand' chose, mais avec la fermeté d'un héros. Peu de moments avant sa mort, il fit venir ses trois enfants; il dit au duc de Berry,453-b qui doit régner un jour, les choses les plus nobles et les plus touchantes. Je crois que les jansénistes gagneront beaucoup moins à sa mort qu'ils ne l'ont espéré. Le Roi, dans trois mois, a détruit totalement deux parlements, celui de Pau et celui de Rennes. L'on fait le procès criminel à sept membres de ce dernier, qui ont poussé la licence jusqu'à écrire les lettres anonymes les plus insolentes au Roi. Un de ces criminels eut l'audace de dire un jour, en passant dans la place où est la figure équestre du Roi, autour de laquelle il y avait plusieurs personnes : « Messieurs, c'est contre cette statue que nous défendrons vos droits. » La clémence dont on avait usé depuis dix ans envers toutes les insultes que des bourgeois revêtus d'une charge qu'ils avaient achetée faisaient journellement à la majesté et à l'autorité royale, les avait enhardis à ne plus garder aucune bienséance. Le parlement de Toulouse avait décrété le duc de Fitzjames, gouverneur du Languedoc, de prise de corps; celui de Rouen avait cassé deux édits du conseil du Roi, et défendu, sous peine de la vie, de les exécuter. Ces robins se croyaient des gens d'importance; ils viennent d'apprendre à leurs dépens que, pour les anéantir, le Roi n'a eu besoin d'autres moyens que de le vouloir.
<405>V. M. a-t-elle vu la nouvelle édition du Dictionnaire philosophique de Voltaire? Il m'a mis dans la préface comme auteur de l'article Genèse.454-a Il a été chercher dans mon Timée ce que j'ai dit sur Moïse et sur le Pentateuque; il a ajouté à cela sept ou huit bonnes impiétés. Ce qui l'a engagé à me faire ce tour, c'est que son livre a été mis par l'assemblée du clergé sous l'anathème éternel, et, pour diminuer la flétrissure de cette condamnation, il a mis dans cette nouvelle édition le nom de plusieurs personnes qu'il dit lui avoir envoyé les principaux articles de son Dictionnaire. Cet homme mourra comme il a vécu. Je viens de recevoir quatre exemplaires de son Dictionnaire, qu'il m'a envoyés en présent. Je ne puis pas nier que le fond de son article Genèse ne soit de moi, puisqu'il est extrait de mes notes sur Timée; mais je ne lui ai rien envoyé; j'ai encore moins écrit quatre ou cinq impiétés très-plaisantes, mais très-capables de faire crier les dévots et toute leur clique. Si V. M. ne trouve pas ce livre à Berlin, j'aurai l'honneur de lui en remettre un en arrivant, car elle aura aussitôt cet exemplaire que celui qu'elle pourrait faire venir, étant fermement résolu de partir à la fin du mois de février de ce pays, le temps y étant déjà assez beau. Je prie encore instamment V. M. de n'être pas fâchée si je ne suis pas arrivé au commencement de cet hiver; mais, quelque envie que j'en aie eue, la chose m'a été impossible, et, après la cruelle maladie que j'avais faite, j'étais trop faible pour pouvoir entreprendre un long voyage dans la mauvaise saison. J'ai l'honneur, etc.
453-a Louis, Dauphin, mort le 20 décembre 1766.
453-b Depuis, Louis XVI.
454-a Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVI, p. 2.