<26>Je ne suis grand par rien. Il n'y a que mon application qui pourra peut-être un jour me rendre utile à ma patrie, et c'est là toute la gloire que j'ambitionne. Les arts et les sciences ont toujours été les enfants de l'abondance. Les pays où ils ont fleuri ont eu un avantage incontestable sur ceux que la barbarie nourrissait dans l'obscurité. Outre que les sciences contribuent beaucoup à la félicité des hommes, je me trouverais fort heureux de pouvoir les amener dans nos climats reculés, où jusqu'à présent elles n'ont que faiblement pénétré. Semblable à ces connaisseurs en tableaux, qui savent les juger, qui connaissent les grands maîtres, mais qui ne s'entendent pas même à broyer des couleurs, je suis frappé par ce qui est beau, je l'estime; mais je n'en suis pas moins ignorant. Je crains sérieusement, monsieur, que vous ne preniez une idée trop avantageuse de moi. Un poëte s'abandonne volontiers au feu de son imagination, et il pourrait fort bien arriver que vous vous forgeassiez un fantôme à qui vous attribueriez mille qualités, mais qui ne devrait son existence qu'à la fécondité de votre imagination.
Vous avez lu, sans doute, le poëme d'Alaric, de M. de Scudéry; il commence, si je ne me trompe, par ce vers :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.aVoilà certainement tout ce que l'on peut dire; mais malheureusement le poëte en reste là, et la superbe idée que l'on s'était formée du héros diminue à chaque page. Je crains beaucoup d'être dans le même cas; et je vous avoue, monsieur, que j'aime infiniment mieux ces rivières qui, coulant doucement près de leur source, s'accroissent dans leur cours, et roulent enfin, parvenues à leur embouchure, des flots semblables à ceux de la mer.
Je m'acquitte enfin de ma promesse, et je vous envoie par cette occasion la moitié de la Métaphysique de Wolff; l'autre moitié suivra dans peu. Un homme que j'aime et que j'estimea
a Le poëme héroïque d'Alaric, ou Rome vaincue, par George de Scudéry, 1654, commence en effet ainsi :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre,
Qui sur le Capitole osa porter la guerre, etc.
a M. de Suhm. Voyez t. XVI, p. XI, et p. 273 et suivantes.