<261>Oui, cher Voltaire, je respire,
Oui, je respire encor pour vous,
Et des rives du sombre empire,
De notre attachement le souvenir si doux
Me transporta, comme en délire,
Chez Émilie, auprès de vous.
Mais, revenant à moi pour un nouveau martyre,
Je reconnus l'erreur où me plongeaient mes sens.
Faut-il mourir? disais-je; ô vous, dieux tout-puissants!
Redoublez ma douleur amère,
Et redoublez mes maux cuisants;
Mais ne permettez pas, fiers maîtres du tonnerre.
Que les destins impatients,
Jaloux de mon bonheur, m'arrachent de la terre
Avant que d'avoir vu Voltaire,a
Ces quarante et quelques vers se réduisent à vous apprendre qu'une affreuse crampe d'estomac faillit à vous priver, il y a deux jours, d'un ami qui vous est bien sincèrement attaché, et qui vous estime on ne saurait davantage. Ma jeunesse m'a sauvé; les charlatans disent que c'est leur médecine, et, pour moi, je crois que c'est l'impatience de vous voir avant que de mourir.
J'avais lu le soir, avant de me coucher, une très-mauvaise ode de Rousseau, adressée à la Postérité;b j'en ai pris la colique, et je crains que nos pauvres neveux n'en prennent la peste. C'est assurément l'ouvrage le plus misérable qui me soit de la vie tombé entre les mains.
Je me sens extrêmement flatté de l'approbation que vous donnez à la dernière Épître que je vous ai envoyée. Vous me faites grand plaisir de me reprendre sur mes fautes; je ferai ce que je pourrai pour corriger mon orthographe, qui est très-mauvaise; mais je crains de ne pas parvenir sitôt à l'exactitude qu'elle exige. J'ai le défaut d'écrire trop vite, et d'être trop paresseux pour copier ce que j'ai écrit. Je vous promets cependant de faire ce qui me sera possible pour que vous n'ayez pas lieu de composer, dans
a Ces quarante-six vers, omis dans l'édition de Kehl, se trouvent dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 37-39.
b Voltaire écrit au marquis d'Argens, le 2 janvier 1739 : « Il (J.-B. Rousseau) a fait une Ode à la Postérité, mais la postérité n'en saura rien. »