<93>je crains, avec raison, de perdre un homme qui vaut seul plus que toute sa nation.
La nature, à force de travailler, devient plus habile; elle a formé votre cerveau sur tous les bons originaux qu'elle a faits en tous les siècles. Il est à craindre qu'elle se contente de n'avoir fait que ce chef-d'œuvre. Soyez sûr, monsieur, que vos jours me sont aussi chers et aussi précieux que les miens propres.
Ah! si le sort cruel veut attaquer ta vie,
Si pour jamais enfin il veut nous séparer,
Ta mort de mon trépas serait dans peu suivie.
Mais non; ce coup affreux peut encor se parer;
Pour servir l'univers, pour servir Émilie,
Pour conserver tes jours, c'est à moi d'expirer.
Je suis avec une sincère amitié et avec toute l'estime que la vertu suprême et le mérite extorquent même aux envieux, et reçoivent en hommage des âmes bien nées, monsieur, etc.
29. DE VOLTAIRE.
(Cirey) octobre 1737.
Monseigneur, il est bien douloureux que Cirey soit si loin du trône de Remusberg. Vos bienfaits et vos ordres sont bien longtemps en chemin. Je reçois, le 10 d'octobre, une lettre du 16 août, remplie de vers et d'excellente morale, et de bonne métaphysique, et de grands sentiments, et d'une bonté qui enchante mon cœur. Ah! monseigneur, pourquoi êtes-vous prince? pourquoi n'êtes-vous pas, du moins un an ou deux, un homme comme les autres? On aurait le bonheur de vous voir; et c'est le seul qui me manque, depuis que vous daignez m'écrire. Vous êtes comme le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; vous communiquez avec les fidèles par le ministère des anges. Vous nous aviez envoyé l'ange Césarion, et il est trop tôt retourné vers son ciel; nous vous avons vu dans votre ambassadeur. Vous voir