22. DE VOLTAIRE.
Cirey, 27 mai 1737.
C'est sans doute un héros, c'est un sage, un grand homme,
Qui fonda cet asile embelli par vos pas;
Mais cet honneur n'est dû qu'aux vrais héros de Rome,
Rémus ne le méritait pas.
Scipion l'Africain, bravant sa république,
En quittant un sénat trop ingrat envers lui,
Porta dans vos climats ce courage héroïque
Qui faisait trembler Rome et qui fut son appui.
Cicéron dans l'exil y porta l'éloquence,
Ce grand art des Romains, cette auguste science
<67>D'embellir la raison, de forcer les esprits.
Ovide y fit briller un art d'un plus grand prix,
L'art d'aimer, de le dire, et surtout l'art de plaire.
Tous trois vous ont formé, leur esprit vous éclaire;
Voilà les fondateurs de ces aimables lieux.
Vous suivez leur exemple, ils sont, vos vrais aïeux.
La véritable Rome est cette heureuse enceinte
Où les plaisirs pour vous vont tous se signaler.
L'autre Rome est tombée, et n'est plus que la sainte;
Remusberg est la seule où je voudrais aller.
Voilà, monseigneur, ce que je pense du mont Rémus; je suis destiné à avoir en tout des opinions fort différentes des moines. Vos deux antiquaires à capuchon, soi-disant envoyés par le pape pour voir si le frère de Romulus a fondé votre palais, devaient bien faire un saint de ce Rémus, n'en pouvant faire le fondateur de votre palais; mais apparemment que Rémus aurait été aussi étonné de se voir en paradis qu'en Prusse.
On attend avec impatience, dans le petit paradis de Cirey, deux choses qui seront bien rares en France : le portrait d'un prince tel que vous, et M. de Keyserlingk, que V. A. R. honore du nom de son ami intime.
Louis XIV disait un jour à un homme qui avait rendu de grands services au roi d'Espagne Charles II, et qui avait eu sa familiarité : Le roi d'Espagne vous aimait donc beaucoup? - Ah! Sire, répondit le pauvre courtisan, est-ce que vous autres rois vous aimez quelque chose?
Vous voulez donc, monseigneur, avoir toutes les vertus qu'on leur souhaite si inutilement, et dont on les a toujours loués si mal à propos; ce n'est donc pas assez d'être supérieur aux hommes par l'esprit comme par le rang, vous l'êtes encore par le cœur. Vous, prince et ami! Voilà deux grands titres réunis qu'on a crus jusqu'ici incompatibles.
Cependant j'avais toujours osé penser que c'était aux princes à sentir l'amitié pure, car d'ordinaire les particuliers qui prétendent être amis sont rivaux. On a toujours quelque chose <68>à se disputer : de la gloire, des places, des femmes, et surtout des faveurs de vous autres maîtres de la terre, qu'on se dispute encore plus que celles des femmes, qui vous valent pourtant bien.
Mais il me semble qu'un prince, et surtout un prince tel que vous, n'a rien à disputer, n'a point de rival à craindre, et peut aimer sans embarras et tout à son aise. Heureux, monseigneur, qui peut avoir part aux bontés d'un cœur comme le vôtre! M. de Keyserlingk ne désire rien sans doute. Tout ce qui m'étonne, c'est qu'il voyage.
Cirey est aussi, monseigneur, un petit temple dédié à l'amitié. Madame du Châtelet, qui, je vous assure, a toutes les vertus d'un grand homme, avec les grâces de son sexe, n'est pas indigne de sa visite, et elle le recevra comme l'ami du prince Frédéric.
Que V. A. R. soit bien persuadée, monseigneur, qu'il n'y aura jamais à Cirey d'autre portrait que le vôtre. Il y a ici une petite statue de l'Amour, au bas de laquelle nous avons mis : Noto Deo; nous mettrons au bas de votre portrait : Soli Principi.
Je me sais bien mauvais gré de ne dire jamais, dans mes lettres à V. A. R., aucune nouvelle de la littérature française, à laquelle vous daignez vous intéresser; mais je vis dans une retraite profonde, auprès de la dame la plus estimable du siècle présent, et avec les livres du siècle passé; il n'est guère parvenu dans ma retraite de nouveautés qui méritent d'aller au mont Rémus.
Nos belles-lettres commencent à bien dégénérer, soit qu'elles manquent d'encouragement, soit que les Français, après avoir trouvé le bien dans le siècle de Louis XIV, aient aujourd'hui le malheur de chercher le mieux, soit qu'en tout pays la nature se repose après de grands efforts, comme les terres après une moisson abondante.
La partie de la philosophie la plus utile aux hommes, celle qui regarde l'âme, ne vaudra jamais rien parmi nous, tant qu'on ne pourra pas penser librement. Un certain nombre de gens superstitieux fait grand tort ici à toute vérité. Si Cicéron vivait, et qu'il écrivît De natura deorum, ou ses Tusculanes; si Virgile disait :
<69>Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus strepitumque Acherontis avari!76-a
Cicéron et Virgile courraient grand risque; il n'y a que les jésuites à qui il est permis de tout dire; et si V. A. R. a lu ce qu'ils disent, je doute qu'elle leur fasse le même honneur qu'à M. Rollin.77-a Pour bien écrire l'histoire, il faut être dans un pays libre; mais la plupart des Français réfugiés en Hollande ou en Angleterre ont altéré la pureté de leur langue.
A l'égard de nos universités, elles n'ont guère d'autre mérite que celui de leur antiquité. Les Français n'ont point de Wolff, point de Mac-Laurin, point de Manfredi, point de s'Gravesande, ni de Musschenbroek. Nos professeurs de physique, pour la plupart, ne sont pas dignes d'étudier sous ceux que je viens de citer. L'Académie des sciences soutient très-bien l'honneur de la nation; mais c'est une lumière qui ne se répand pas encore assez généralement; chaque académicien se borne à des vues particulières. Nous n'avons ni bonne physique, ni bons principes d'astronomie pour instruire la jeunesse; et nous sommes obligés, en cela, d'avoir recours aux étrangers.
L'opéra se soutient, parce qu'on aime la musique; et malheureusement cette musique ne saurait être, comme l'italienne, du goût des autres nations. La comédie tombe absolument. A propos de comédie, je suis très-mortifié, monseigneur, qu'on ait envoyé l'Enfant prodigue à V. A. R. Premièrement, la copie que vous avez n'est point mon véritable ouvrage; en second lieu, la véritable n'est qu'une ébauche, que je n'ai ni le temps ni la volonté d'achever, et qui ne méritait point du tout vos regards.
Je parle à V. A. R. avec la naïveté qui n'est peut-être que trop mon caractère; je vous dis, monseigneur, ce que je pense de ma nation, sans vouloir la mépriser ni la louer. Je crois que les Français vivent un peu dans l'Europe sur leur crédit, comme un homme riche qui se ruine insensiblement. Notre nation a besoin de l'œil du maître pour être encouragée; et pour moi, monseigneur, je ne demande rien que la continuation des regards <70>du prince Frédéric. Il n'y a que la santé qui me manque; sans cela je travaillerais bien à mériter vos bontés; mais peu de génie et peu de santé, cela fait un pauvre homme.
Je suis avec un profond respect, etc.
76-a Géorgiques, livre II, v. 490-492.
77-a Voyez t. XVI, p. 251 et suivantes.