39. DU MÊME.
(Cirey) janvier 1738.
Monseigneur, Votre Altesse Royale a dû recevoir une réponse de madame la marquise du Châtelet par la voie de M. Plötz; mais comme M. Plötz ne nous accuse ni la réception de cette lettre, ni celle d'un assez gros paquet que je lui avais adressé, huit jours auparavant, pour V. A. R., je prends la liberté d'écrire cette fois par la voie de M. Thieriot.
Je vous avais mandé, monseigneur, que j'avais, du premier coup d'œil, donné la préférence à l'Épître sur la Retraite à cette description aimable du loisir occupé dont vous jouissez; mais j'ai bien peur aujourd'hui de me rétracter. Je ne trouve aucune faute contre la langue dans l'Épître à Pesne,155-a et tout y respire le bon goût. C'est le peintre de la raison qui écrit au peintre ordinaire. Je peux vous assurer, monseigneur, que les six derniers vers, par exemple, sont un chef-d'œuvre :
<139>Abandonne tes saints entourés de rayons,
Sur des sujets brillants exerce tes crayons;
Peins-nous d'Amaryllis les grâces ingénues,
Les nymphes des forêts, les Grâces demi-nues,
Et souviens-toi toujours que c'est au seul amour
Que ton art si charmant doit son être et le jour.
C'est ainsi que Despréaux les eût faits. Vous allez prendre cela pour une flatterie. Vous êtes tout propre, monseigneur, à ignorer ce que vous valez.
L'Épître à M. Duhan155-b est bien digne de vous; elle est d'un esprit sublime et d'un cœur reconnaissant. M. Duhan a élevé apparemment V. A. R. Il est bien heureux, et jamais prince n'a donné une telle récompense. Je m'aperçois, en lisant tout ce que vous avez daigné m'envoyer, qu'il n'y a pas une seule pensée fausse. Je vois, de temps en temps, des petits défauts de la langue, impossibles à éviter; car, par exemple, comment auriez-vous deviné que nourricier est de trois syllabes et non de quatre? que aient est d'une syllabe et non pas de deux? Ce n'est pas vous qui avez fait notre langue; mais c'est vous qui pensez :
......Sapere est et principium et fons.156-aUn esprit vrai fait toujours bien ce qu'il fait. Vous daignez vous amuser à faire des vers français et de la musique italienne; vous saisissez le goût de l'un et de l'autre. Vous vous connaissez très-bien en peinture; enfin le goût du vrai vous conduit en tout. Il est impossible que cette grande qualité, qui fait le fond de votre caractère, ne fasse le bonheur de tout un peuple après avoir fait le vôtre. Vous serez sur le trône ce que vous êtes dans votre retraite; et vous régnerez comme vous pensez et comme vous écrivez. Si V. A. R. s'écarte un peu de la vérité, ce n'est que dans les éloges dont elle me comble; et cette erreur ne vient que de sa bonté.
L'Épître que vous daignez m'adresser,156-b monseigneur, est une bien belle justification de la poésie, et un grand encouragement <140>pour moi. Les cantiques de Moïse, les oracles des païens, tout y est employé à relever l'excellence de cet art; mais vos vers sont le plus grand éloge qu'on ait fait de la poésie. Il n'est pas bien sûr que Moïse soit l'auteur des deux beaux cantiques, ni que le meurtrier d'Urie, l'amant de Bethsabée, le roi traître aux Philistins et aux Israélites, etc., ait fait des psaumes; mais il est sûr que l'héritier de la monarchie de Prusse fait de très-beaux vers français.
Si j'osais éplucher cette Épître (et il le faut bien, car je vous dois la vérité), je vous dirais, monseigneur, que trompette ne rime point à tête, parce que tête est long, et que pette est bref, et que la rime est pour l'oreille et non pour les yeux. Défaites, par la même raison, ne rime point avec conquête; quête est long, faites est bref. Si quelqu'un voyait mes lettres, il dirait : Voilà un franc pédant qui s'en va parler de brèves et de longues à un prince plein de génie. Mais le prince daigne descendre à tout. Quand ce prince fait la revue de son régiment, il examine le fourniment du soldat. Le grand homme ne néglige rien; il gagnera des batailles dans l'occasion; il signera le bonheur de ses sujets, de la même main dont il rime des vérités.
Venons à l'ode;157-a elle est infiniment supérieure à ce qu'elle était, et je ne saurais revenir de ma surprise qu'on fasse si bien des odes françaises au fond de l'Allemagne. Nous n'avons qu'un exemple d'un Français qui faisait très-bien des vers italiens; c'était l'abbé Régnier; mais il avait été longtemps en Italie, et vous, mon prince, vous n'avez point vu la France.
Voici encore quelques petites fautes de langage. Je n'eus point reçu l'existence; il faut dire je n'eusse; et la sagesse avait pourvue, il faut dire pourvu. Jamais un verbe ne prend cette terminaison que quand son participe est considéré comme adjectif. Voici qui est encore bien pédant; mais j'en ai déjà demandé pardon, et vous voulez savoir parfaitement une langue à qui vous faites tant d'honneur. Par exemple, on dira la personne que vous avez aimée, parce que aimée est comme un adjectif de la personne. On dira la sagesse dont votre âme est pourvue, par la <141>même raison; mais on doit dire : Dieu a pourvu à former un prince qui, etc.
Ta clémence infinie
ans aucun sens ne se dénie.
Dénie ne peut pas être employé pour dire se dément; le mot de dénier ne peut être mis que pour nier ou refuser.
Si tu me condamne à périr.
Il faut absolument dire : Si tu me condamnes.
Tel qui n'est plus ne peut souffrir.
Tel signifie toujours, en ce sens, un nombre d'hommes qui fait une chose, tandis qu'un autre ne la fait pas. Mais ici c'est une affaire commune à tous les hommes; il faut mettre :
Qui n'est plus ne saurait souffrir, etc.
155-a Voyez t. XIV, p. 34-37.
155-b Voyez t. XVII, p. 307-309.
156-a Horace, Art poétique, v. 309.
156-b Voyez t. XIV, p. 38-42.
157-a Apologie des bontés de Dieu. Voyez ci-dessus, p. 96.