45. AU MÊME.
Remusberg, 19 février 1738.
Monsieur, je viens de recevoir la lettre que vous m'avez écrite du .... janvier. J'y vois la bonté avec laquelle vous excusez mes fautes, et la sincérité avec laquelle vous voulez bien me les découvrir. Vous daignez quitter pour quelques moments le ciel de Newton et l'aimable compagnie des Muses, pour décrasser un poëte nouveau dans les eaux bondissantes de l'Hippocrène. Vous quittez le pinceau en ma faveur pour prendre la lime; enfin vous vous donnez la peine de m'apprendre à épeler, vous qui savez penser. Mais je vous importunerai encore, et je crains que vous ne me preniez pour un de ces gens à qui on fait quelque charité, et qui en demandent toujours davantage.
Madame du Châtelet m'a adressé des vers que j'ai admirés à cause de leur beauté, de leur noblesse et de leur tour original. J'ai été fort étonné en même temps de voir qu'on m'y donnait du divin, quoique je connaisse, par les mêmes endroits qu'Alexandre, que je ne suis pas de céleste origine, et que je crains fort qu'en qualité de dieu, mon sort ne devienne semblable à celui de cette canaille de nouveaux dieux que Lucien nous dit avoir été chassés de l'Olympe par Jupiter,187-a ou bien aux saints que le sieur de Launoy187-b trouva fort à propos de dénicher du paradis. Quoi qu'il en soit, j'ai répondu en vers à madame du Châtelet, et je vous prie, monsieur, de vouloir bien donner quelques coups de plume à cette pièce, afin qu'elle soit digne d'être offerte à la marquise.
Je regarde cette Émilie comme une divinité d'ancienne date, à laquelle il n'est pas permis de parler le langage des humains. Il faut lui parler celui des dieux, il faut lui parler en vers. Il est bien permis à nous autres hommes de s'égayer188-a quand nous nous mêlons de parler une langue qui nous est si étrangère; aussi <168>puis-je espérer que vos divinités voudront excuser les fautes que font ces pauvres mortels quand ils se mêlent de vouloir parler comme vous.
J'attends quelque coup de foudre de la part du Jupiter de Cirey, sur certaine discussion de métaphysique que j'ai osé hasarder. Je fais ce que je puis pour m'élever aux cieux; je remue les bras, et je crois voler; mais, quoi que je puisse faire, je sens bien que mon esprit n'est pas de nature à pouvoir se démêler de toutes les difficultés qui se présentent dans cette carrière.
Il semble que le Créateur nous a donné autant de raison qu'il nous en faut pour nous conduire sagement dans ce monde, et pour pourvoir à tous nos besoins; mais il semble aussi que cette raison ne suffit pas pour contenter ce fonds insatiable de curiosité que nous avons en nous, et qui s'étend souvent trop loin. Les absurdités et les contradictions qui se rencontrent de toutes parts donnent sans fin naissance au pyrrhonisme; et, à force d'imaginer, on ne parle qu'à son imagination. Après tout, je tiens pour une vérité incontestable et certaine le plaisir et l'admiration que vous me causez. Ce n'est point une illusion des sens, un préjugé frivole, mais une parfaite connaissance de l'homme le plus aimable du monde.
Je m'en vais rayer toutes les trompettes, corriger, changer et me peiner, jusqu'à ce que vos remarques soient éludées. Mérope ne sort point de mes mains; c'est une vierge dont je garde l'honneur. Je suis avec une très-parfaite estime, monsieur, etc.
187-a Voyez l'Assemblée des dieux, par Lucien.
187-b Jean de Launoy, docteur en théologie, mort en 1678, et surnommé le Dénicheur de saints, a prouvé que c'est à tort que nombre de personnages ont été canonisés par l'Eglise.
188-a De bégayer. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 95.)