69. A VOLTAIRE.

Remusberg, 22 novembre 1738.274-a

Mon cher ami, il faut avouer que vous êtes un débiteur admirable; vous ne restez point en arrière dans vos payements, et l'on gagne considérablement au change. Je vous ai une obligation infinie de l'Épître sur le Plaisir; ce système de théologie me paraît très-conforme à la Divinité,274-b et s'accorde parfaitement avec ma manière de penser. Que ne vous dois-je point pour cet ouvrage incomparable!

Les dieux que nous chantait Homère
Étaient forts, robustes, puissants;
Celui que l'on nous prêche en chaire
Est l'original des tyrans;
Mais le Plaisir, dieu de Voltaire,
Est le vrai dieu, le tendre père
De tous les esprits bienfaisants.

On ne peut mieux connaître la différence des génies qu'en examinant la manière dont des personnes différentes expriment les mêmes pensées. La comtesse de Platen, dont vous devez <245>avoir entendu parler en Angleterre, pour dire un eunuque, le périphrasait un homme brillante. L'idée était prise d'une pierre fine qu'on taille et qu'on brillante. Cette manière de s'exprimer portait bien en soi le caractère de femme, je veux dire de cet esprit inviolablement attaché aux ajustements et aux bagatelles. L'homme de génie, le grand poëte se manifeste bien différemment par cette noble et belle périphrase :

Que le fer a privés des sources de la vie.274-c

Outre que la pensée d'un Dieu servi par des eunuques a quelque chose de frappant par elle-même, elle exprime encore avec une force merveilleuse l'idée du poëte. Cette manière de toucher avec modestie et avec clarté une matière aussi délicate que l'est celle de la mutilation contribue beaucoup au plaisir du lecteur. Ce n'est point parce que cette pièce m'est adressée, ce n'est point parce qu'il vous a plu de dire du bien de moi, mais c'est par sa bonté intrinsèque que je lui dois mon approbation entière. Je me doutais bien que le Dieu des écoles ne pourrait que gagner en passant par vos mains.

Ne croyez pas, je vous prie, que je pousse mon scepticisme à outrance. Il y a des vérités que je crois démontrées, et dont ma raison ne me permet pas de douter. Je crois, par exemple, qu'il n'y a qu'un Dieu et qu'un Voltaire dans le inonde; je crois encore que ce Dieu avait besoin, dans ce siècle, d'un Voltaire pour le rendre aimable. Vous avez lavé, nettoyé et retouché un vieux tableau de Raphaël, que le vernis de quelque barbouilleur ignorant avait rendu méconnaissable.

Le but principal que je m'étais proposé dans ma Dissertation sur l'Erreur était d'en prouver l'innocence. Je n'ai point osé m'expliquer sur le sujet de la religion; c'est pourquoi j'ai employé plutôt un sujet philosophique. Je respecte d'ailleurs Copernic, Des Cartes, Leibniz, Newton; mais je ne suis point encore d'âge à prendre parti. Les sentiments de l'Académie conviennent mieux à un jeune homme de vingt et quelques années que le ton décisif et doctoral. Il faut commencer par connaître pour apprendre à juger. C'est ce que je fais; je lis tout avec un esprit impartial <246>et dans le dessein de m'instruire, en suivant votre excellente leçon :

Et vers la vérité le doute les conduit,275-a

J'ai lu avec admiration et avec étonnement l'ouvrage de la marquise, sur le Feu. Cet Essai m'a donné une idée de son vaste génie, de ses connaissances et de votre bonheur. Vous le méritez trop bien pour que je vous l'envie. Jouissez-en dans votre paradis, et qu'il soit permis à nous autres humains de participer à votre bonheur.

Vous pouvez assurer Émilie qu'elle a mis chez moi le feu en une particulière vénération, savoir, non le feu qu'elle décompose avec tant de sagacité, mais celui de son puissant génie.

Serait-il permis à un sceptique de proposer quelques doutes qui lui sont venus? Peut-on, dans un ouvrage de physique où l'on recherche la vérité scrupuleusement, peut-on y faire entrer des restes de visions de l'antiquité? J'appelle ainsi ce qui paraît être échappé à la marquise touchant l'embrasement excité dans les forêts par le mouvement des branches.

J'ignore le phénomène rapporté dans l'article des causes de la congélation de l'eau; on rapporte qu'en Suisse il se trouvait des étangs qui gelaient pendant l'été, aux mois de juin et de juillet. Mon ignorance peut causer mes doutes. J'y profiterai à coup sûr, car vos éclaircissements m'instruiront.

Après avoir parlé de vos ouvrages et de ceux de la marquise, il n'est guère permis de parler des miens. Je dois cependant accompagner cette lettre d'une pièce qu'on a voulu que je fisse. Le plus grand plaisir que vous puissiez me faire, après celui de m'envoyer de vos productions, est de corriger les miennes. J'ai eu le bonheur de me rencontrer avec vous, comme vous pourrez le voir sur la fin de l'ouvrage.276-a Lorsqu'on a peu de génie, qu'on n'est point secondé d'un censeur éclairé, et qu'on écrit en langue étrangère, on ne peut guère se promettre de faire des progrès. Rimer malgré ces obstacles, c'est, ce me semble, être atteint en quelque manière de la maladie des Abdéritains.

<247>Je vous fais confidence de toutes mes folies. C'est la marque la plus grande de ma confiance et de l'estime avec laquelle je suis inviolablement, mon cher ami, etc.

P. S. J'ai quelque bagatelle d'ambre pour Cirey, et j'ai du vin de Hongrie que l'on me dit être un baume pour la santé de mon ami. Je voudrais envoyer cet emballage par Hambourg à Rouen, et de là à Paris, sous l'adresse de Thieriot; car je ne crois pas qu'on trouvât aisément quelque voiturier qui voulût s'en charger.


274-a Le 1er décembre 1738. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 30.)

274-b Très-digne de la Divinité. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 25.)

274-c Cinquième Discours sur l'Homme. Œuvres de Voltaire, t. XII, p. 84.

275-a Voyez ci-dessus, p. 234.

276-a Voyez t. X, p. 65-67, et les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 81 et suivantes.