<222>Nous avions à Berlin un ambassadeur russe qui, depuis vingt ans, étudiait la philosophie sans y avoir compris grand'chose. Le comte de Keyserlingk, dont je parle, et qui a soixante ans bien comptés, partit de Berlin avec son gros professeur. Il est à Dresde à présent; il étudie toujours, et il espère d'être un écolier passable dans vingt ou trente ans d'ici. Je n'ai point sa patience, et je ne songe pas à vivre aussi longtemps. Quiconque n'est pas poëte à vingt ans ne le deviendra de sa vie. Je n'ai point assez de présomption pour me flatter du contraire, ni je ne suis assez aveugle pour ne me pas rendre justice.

Envoyez-moi donc vos ouvrages par générosité, et ne vous attendez à rien de ma part qu'à des applaudissements. Je veux

Imiter de Conrart le silence prudent;b

mais cela ne me rendra point insensible aux beautés de la poésie. J'estimerai d'autant plus vos ouvrages, que j'ai éprouvé l'impossibilité d'y atteindre.

Ne me faites plus de tracasseries sur les on dit. On dit est la gazette des sots. Personne n'a mal parlé de vous dans ce pays-ci. Je ne sais dans quel livre d'Argens bavarde sur Euripide; qui vous dit que c'est vous? S'il avait voulu vous désigner, n'aurait-il pas choisi Virgile plutôt qu'Euripide? Tout le monde vous aurait reconnu à ce coup de pinceau; et, dans le passage que vous me citez, je ne vois aucun rapport avec la réception qu'on vous a faite ici.

Ne vous forgez donc pas des monstres pour les combattre. Ferraillez, s'il le faut, avec les ennemis réels que votre mérite vous a faits en France, et ne vous imaginez pas d'en trouver où il n'y en a point; ou, si vous aimez les tracasseries, ne m'y mêlez jamais; je n'y entends rien, ni ne veux jamais rien y entendre.

Je vois, par tous les arrangements que vous prenez, le peu d'espérance qu'il me reste de vous voir. Vous ne manquerez pas d'excuses; une imagination aussi vive que la vôtre est intarissable. Tantôt ce sera une tragédie dont vous voudrez voir le succès, tantôt des arrangements domestiques; ou bien le roi Stanislas, ou de nouveaux on dit. Enfin je suis plus incrédule sur


b Boileau, Épître I, v. 40.