267. A VOLTAIRE.a
Berlin, 23 août 1750.
J'ai vu la lettre que votre nièce vous écrit de Paris. L'amitié qu'elle a pour vous lui attire mon estime. Si j'étais madame Denis, je penserais de même; mais étant ce que je suis, je pense autrement. Je serais au désespoir d'être cause du malheur de mon ennemi; et comment pourrais-je vouloir l'infortune d'un homme que j'estime, que j'aime, et qui me sacrifie sa patrie et tout ce que l'humanité a de plus cher? Non, mon cher Voltaire, si je pouvais prévoir que votre transplantation pût tourner le moins du monde à votre désavantage, je serais le premier à vous en dissuader. Oui, je préférerais votre bonheur au plaisir extrême que j'ai de vous avoir. Mais vous êtes philosophe; je le suis de même. Qu'y a-t-il de plus naturel, de plus simple et de plus dans l'ordre que des philosophes faits pour vivre ensemble, réunis par la même étude, par le même goût, et par une façon de penser semblable, se donnant cette satisfaction? Je vous respecte comme mon maître en éloquence et en savoir; je vous aime comme un ami vertueux. Quel esclavage, quel malheur, quel changement, quelle inconstance de fortune y a-t-il à craindre dans un pays où l'on vous estime autant que dans votre patrie, et chez un ami qui a un cœur reconnaissant? Je n'ai point la folle présomption de croire que Berlin vaut Paris. Si les richesses, la grandeur et la magnificence font une ville aimable, nous le cédons à Paris. Si le bon goût, peut-être plus généralement répandu, se trouve dans un endroit du monde, je sais et je conviens que c'est à Paris. Mais vous, ne portez-vous pas ce goût partout où vous êtes? Nous avons des organes qui nous suffisent pour vous applaudir; et, en fait de sentiments, nous ne le cédons à aucun pays du monde. J'ai respecté l'amitié qui vous liait à madame du Châtelet; mais après elle, j'étais un de vos plus anciens amis. Quoi! parce que vous vous retirez dans ma maison, il sera dit que cette maison devient une prison pour vous! Quoi! parce que je suis votre ami, je serais votre tyran! Je vous avoue
a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 245 et 246.