151. A VOLTAIRE.49-a
Remusberg, 21 octobre 1740.
Mon cher Voltaire, je vous suis mille fois obligé de tous les bons offices que vous me rendez, du Liégeois que vous abattez, de van Duren que vous retenez, et, en un mot, de tout le bien que vous me faites. Vous êtes enfin le tuteur de mes ouvrages, et le génie heureux que sans doute quelque être bienfaisant m'envoie pour me soutenir et m'inspirer.
O vous, mortels ingrats! ô vous, cœurs insensibles!
Qui ne connaîssez point l'amour ni la pitié,
Qui n'enfantez jamais que des projets nuisibles,
Adorez l'Amitié.
La vertu la fit naître, et les dieux la douèrent
De l'honneur scrupuleux, de la fidélité;
Les traits les plus brillants et les plus doux l'ornèrent
De la divinité.
<44>Elle attire, elle unit les âmes vertueuses,
Leur sort est au-dessus de celui des humains;
Leurs bras leur sont communs, leurs armes généreuses
Triomphent des destins.
Tendre et vaillant Nisus, vous, sensible Euryale,
Héros dont l'amitié, dont le divin transport
Sut resserrer les nœuds de votre ardeur égale
Jusqu'au sein de la mort;
Vos siècles engloutis du temps qui les dévore,
Contre les hauts exploits à jamais conjurés,
N'ont pu vous dérober l'encens dont on honore
Vos grands noms consacrés.
Un nom plus grand me frappe, et remplit l'hémisphère;
L'auguste Vérité dresse déjà l'autel,
Et l'Amitié paraît pour te placer, Voltaire,
Dans son temple immortel.
Mornay,50-a de ces lambris habitant pacifique,
Dès longtemps solitaire, heureux et satisfait,
Entend ta voix, s'étonne, et son âme héroïque
T'aperçoit sans regret.
« Par zèle et par devoir j'ai secondé mon maître;
Ou ministre, ou guerrier, j'ai servi tour à tour;
Ton cœur plus généreux assiste, sans paraître.
Ton ami par amour.
Celui qui me chanta m'égale et me surpasse;
Il m'a peint d'après lui; ses crayons lumineux
Ornèrent mes vertus, et m'ont donné la place
Que j'ai parmi les dieux. »
Ainsi parlait ce sage; et les intelligences
Aux bouts de l'univers l'annonçaient aux virant;
Le ciel en retentit, et ses voûtes immenses
Prolongeaient leurs accents.
Pendant qu'on t'applaudit, et que ton éloquence
Terrasse en ma faveur deux venimeux serpents,50-b
L'amitié me transporte, et je m'envole en France
Pour fléchir tes tyrans.
<45>O divine amitié d'un cœur tendre et flexible!
Seul espoir dans ma vie, et seul bien dans ma mort,
Tout cède devant toi; Vénus est moins sensible,
Hercule était moins fort,51-a
J'emploie toute ma rhétorique auprès d'Hercule de Fleury, pour voir si l'on pourra l'humaniser sur votre sujet. Vous savez ce que c'est qu'un prêtre, qu'un politique, qu'un homme très-têtu;51-b et je vous prie d'avance de ne me point rendre responsable des succès qu'auront mes sollicitations; c'est un van Duren placé sur le trône.
Ce Machiavel en barrette,
Toujours fourré de faux-fuyants,
Lève de temps en temps sa crête,
Et honnit les honnêtes gens.
Pour plaire à ses yeux bienséants,
Il faut entonner la trompette
Des éloges les plus brillants,
Et parfumer sa vieille idole
De baume arabique et d'encens.
Ami, je connais ton bon sens;
Tu n'as pas la cervelle folle
De l'abjecte faveur des grands,
Et tu n'as point l'âme assez molle
Pour épouser leurs sentiments.
Fait pour la vérité sincère,
A ce vieux monarque mitré,
Précepteur de gloire entouré,
Ta franchise ne saurait plaire.
Tu naquis pour la liberté,
Pour ma maîtresse tant chérie,
Que tu vantes en vérité
Plus que Phyllis et qu'Émilie.
<46>Tu peux avec tranquillité,
Dans mon pays, à mon côté,
La courtiser toute ta vie.
N'as-tu donc de félicité
Que dans ton ingrate patrie?
Je vous remercie encore, avec toute la reconnaissance possible, de toutes les peines que vous donnent mes ouvrages. Je n'ai pas le plus petit mot à dire contre tout ce que vous avez fait, sinon que je regrette le temps que vous emportent ces bagatelles.
Mandez-moi, je vous prie, les frais qu'occasionnera l'impression, et les avances que vous avez faites à ce sujet, afin que je m'acquitte, du moins en partie, de ce que je vous dois.
J'attends de vous des comédies, des savants, des ouvrages d'esprit, des instructions, et à l'infini des traits de votre grande âme. Je n'ai à vous rendre que beaucoup d'estime, de reconnaissance, et l'amitié parfaite avec laquelle je suis tout à vous.52-a
49-a Cette lettre, tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 120-125, se trouve aussi dans l'édition de Kehl, t. LXV, p. 56, sous le numéro 27, et la date du 24 octobre 1740.
50-a Voyez t. VIII, p. 58.
50-b L'évêque de Liége et van Duren.
51-a Au lieu de ces quarante-huit vers, on ne trouve dans l'édition de Kehl que les suivants, qui font partie du no 146 de notre recueil (voyez ci-dessus, p. 38) :
L'ananas, qui de tous les fruits
Rassemble en lui le goût exquis,
Voltaire, est ton parfait emblème;
Ainsi les arts au point suprême
Se trouvent en toi réunis.
51-b Qu'un vieillard têtu. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 56.)
52-a La fin de cette lettre, depuis le vers :
Tu naquis pour la liberté,