161. DU MÊME.
Bruxelles, 28 janvier 1741.
M. DE KEYSERLINGK ET UN QUESTIONNEUR.
Le questionneur.Aimable adjudant d'un grand roi
Et du dieu de la poésie,
Sur mon héros instruisez-moi.
Que fait-il dans la Silésie?
Il fait tout; il se fait aimer.
En deux mots c'est beaucoup m'apprendre;
Mais ne pourriez-vous point étendre
Un détail qui me doit charmer?
Je sais que, pour bien peindre un sage.
Un trait de vos crayons suffit;
Un mot est assez pour l'esprit,
Mais le cœur en veut davantage.
Sachez donc que notre héros,
Dont la peau douce et très-frileuse
Semblait faite pour le repos,
Affronta la glace et les eaux
Dans la saison la plus affreuse.
Sa politique imagina
Un projet belliqueux et sage
Que personne ne devina.
L'activité le prépara,
Et la gaîté fut du voyage.
<62>La fière Autriche en murmura,
Le conseil aulique cria,
Dépêcha plus d'une estafette,
Plus d'une lettre barbouilla,
Et dit que ce voyage-là
Était contraire à l'étiquette.
Cependant Frédéric parut
Dans la Silésie étonnée;
Vers lui tout un peuple accourut,
En bénissant sa destinée.
Il prit les filles par la main;
Il caressa le citadin;
Il flatta la sottise altière
De celui qui, dans sa chaumière,
Se dit issu de Witikind;
Aux huguenots il fit accroire
Qu'il était bon luthérien;
Au papiste, à l'ignatien,
Il dit qu'un jour il pourrait bien
Leur faire en secret quelque bien,
Et croire même au purgatoire.
Il dit, et chaque citoyen
A sa santé s'en alla boire.
Ils criaient tous à haute voix :
Vivons et buvons sous ses lois!
Mais, tandis qu'on tient ce langage,
Que de fleurs on couvre ses pas,
Il part, et son brillant courage
Appelle déjà les combats.
Va donc préparer ta trompette,
Et tes lauriers, et tes crayons.
Un héros exige un poëte,
Des exploits veulent des chansons.
Célèbre ce héros qu'on aime;
Fais des vers dignes de mon roi.
Pardieu, qu'il les fasse lui-même!
Il sait les faire mieux que moi.
J'avoue, Sire, que j'attends au moins un huitain du vainqueur de la Silésie. J'aime à voir mon héros toucher aux deux extrémités à la fois.
<63>A peine fus-je arrivé à Bruxelles, que j'allai à Lille avec madame du Châtelet. J'y vis un opéra français assez passable pour V. M.; elle remarquera seulement si une nation qui a des opéras dans ses places frontières n'est pas faite pour la joie. J'y vis aussi la comédie de La Noue, à laquelle il comptait beaucoup réformer et ajouter, pour la rendre digne de divertir un connaisseur tel que mon roi.
Si, après avoir donné des lois à l'Allemagne, V. M. veut quelque jour se réjouir à Berlin (ce qui n'est pas un mauvais parti), qu'elle remercie la petite Gautier.
Pourquoi en remercier la petite Gautier? me dira V. M. Voici le fait, Sire : c'est que La Noue, comme de raison, ne voulait pas quitter sa maîtresse, tant qu'elle a été ou qu'elle lui a paru fidèle; mais, depuis qu'il l'a reconnue très-infidèle, V. M. peut se flatter d'avoir La Noue.
Je crois devoir envoyer les mémoires et lettres que je reçus de La Noue lorsque je lui écrivis par ordre de V. M.; elle verra, si elle veut s'en donner la peine, qu'il demandait d'abord quarante mille écus. Ensuite, par sa lettre du 23 octobre, il ne veut pas s'engager. Mais, le 28 octobre, il s'engagea, parce qu'il fut quitté de sa donzelle du 23 au 28 octobre.
A présent, Sire, cet amant malheureux attend vos derniers ordres pour fournir ou ne fournir pas baladins et baladines pour les plaisirs de Berlin. Il presse beaucoup, et demande des ordres positifs, à cause des frais qu'un délai entraînerait.
J'envoie à V. M. une lettre plus digne d'arrêter son attention; elle est du président Hénault, l'homme de France qui a le plus de goût et de discernement, et mériterait d'être lue de V. M., quand même il n'y serait pas question d'elle.
Puisque je prends la liberté d'envoyer tant de manuscrits, que V. M. me permette de lui faire passer aussi une lettre de madame du Châtelet, que j'ai reçue de la Haye; il y a des choses qui peut-être méritent d'être lues de V. M. Il court à Paris beaucoup de satires en vers et en prose sur l'expédition de la Silésie. On y fait l'honneur à quelques-uns de vos serviteurs de leur lâcher quelque lardon, quoiqu'ils n'aient, me semble, aucune part en cette affaire; mais
<64>Mon roi protégera l'Empire,
Et sera l'arbitre du Nord;
Et qui saura braver la mort
Sait aussi braver la satire.
Sire, de V. M. le très-humble et très-obéissant serviteur.
P. S. Oserai-je supplier V. M. de me faire envoyer un exemplaire du manifeste imprimé de ses droits sur la Silésie?