201. DE VOLTAIRE.
(Paris) juin 1743.
Grand roi, j'aime fort les héros,
Lorsque leur esprit s'abandonne
Aux doux passe-temps, aux bons mots;
Car alors ils sont en repos,
Et ne font de tort à personne.
J'aime César, ce bel esprit,
César, dont la main fortunée,
A tous les lauriers destinée,
Agrandit Rome, et lui prescrit
Un autre ciel, une autre année.
J'aime César entre les bras
De la maîtresse qui lui cède;
Je ris et ne me fâche pas
De le voir, jeune et plein d'appas,
Dessus et dessous Nicomède.
Je l'admire plus que Caton,
Car il est tendre et magnanime,
Eloquent comme Cicéron,
Et tantôt gai, tantôt sublime,
Comme un roi dont je tais le nom.
Mais je perds un peu de l'estime
Quand il passe le Rubicon,
Et je pleure quand ce grand homme,
Bon poëte et bon orateur,
Ayant tant combattu pour Rome,
Combat Rome pour son malheur.
Vous êtes plus heureux, Sire, après votre prise de la Silésie, que votre devancier après Pharsale. Vous écrivez comme lui des Commentaires; vous aimez comme lui la société; vous en faites le charme; vous m'envoyez des vers bien jolis et une préface digne de vous, qui annonce un ouvrage digne de la préface. Je n'y puis plus tenir; le côté de votre aimant m'attire trop fort, tandis que le côté de l'aimant de la France me repousse. S'il y avait dans la Cochinchine un roi qui pensât, qui écrivît et qui parlât comme vous, il faudrait s'embarquer et aller à ses pieds. <130>Tous les gens qui ont une étincelle de goût et de raison doivent devenir des reines de Saba.
Je vous avouerai cependant, grand roi, avec ma franchise impertinente, que je trouve que vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle Préface de vos Mémoires. Pardon, ou plutôt point de pardon; vous laissez trop entrevoir que vous avez négligé l'esprit de la morale pour l'esprit de conquête.147-a Qu'avez-vous donc à vous reprocher? N'aviez-vous pas des droits très-réels sur la Silésie, du moins sur la plus grande partie? et le déni de justice ne vous autorisait-il pas assez? Je n'en dirai pas davantage; mais sur tous les articles je trouve V. M. trop bonne, et elle est bien justifiée de jour en jour. V. M. est avec moi une coquette bien séduisante; elle me donne assez de faveurs pour me faire mourir d'envie d'avoir les dernières. Quel temps plus convenable pourrais-je prendre pour aller passer quelques jours auprès de mon héros? Il a serré tous ses tonnerres, et il badine avec sa lyre; ici on ne badine point, et s'il tonne, c'est sur nous. Ce vilain Mirepoix est aussi dur, aussi fanatique, aussi impérieux, que le cardinal de Fleury était doux, accommodant et poli. O qu'il fera regretter ce bonhomme! et que le précepteur de notre dauphin est loin du précepteur de notre roi! Le choix que Sa Majesté a fait de lui est le seul qui ait affligé notre nation; tous nos autres ministres sont aimés; le Roi l'est; il s'applique, il travaille, il est juste, et il aime de tout son cœur la plus aimable femme du monde.147-b Il n'y a que Mirepoix qui obscurcisse la sérénité du ciel de Versailles et de Paris; il répand un nuage bien sombre sur les belles-lettres; on est au désespoir de voir Boyer à la place des Fénelon et des Bossuet; il est né persécuteur. Je ne sais par quelle fatalité tout moine qui a fait fortune à la cour a toujours été aussi cruel qu'ambitieux. Le premier bénéfice qu'il a eu après la mort du cardinal vaut près de quatre-vingt mille livres de rente; le premier appartement qu'il a eu à <131>Paris est celui de la Reine, et tout le monde s'attend à voir au premier jour sa tête, que V. M. appelle si bien une tête d'âne, ornée d'une calotte rouge apportée de Rome.
Il est vrai que ce n'est pas lui qui a fait Marie Alacoque; mais, Sire, il n'est pas vrai non plus que j'aie écrit à l'auteur de Marie Alacoque la lettre qu'on s'est plu à faire courir sous mon nom; je n'en ai écrit qu'une à l'évêque de Mirepoix, dans laquelle je me suis plaint à lui très-vivement et très-inutilement des calomnies de ses délateurs et de ses espions. Je ne fléchis point le genou devant Baal; et autant que je respecte mon roi, autant je méprise ceux qui, à l'ombre de son autorité, abusent de leur place, et qui ne sont grands que pour faire du mal.
Vous seul, Sire, me consolez de tout ce que je vois, et quand je suis prêt à pleurer sur la décadence des arts, je me dis : Il y a dans l'Europe un monarque qui les aime, qui les cultive, et qui est la gloire de son siècle; je me dis enfin : Je le verrai bientôt, ce monarque charmant, ce roi homme, ce Chaulieu couronné, ce Tacite, ce Xénophon; oui, je veux partir; madame du Châtelet ne pourra m'en empêcher; je quitterai Minerve pour Apollon. Vous êtes, Sire, ma plus grande passion, et il faut bien se contenter dans la vie.
Rien de plus inutile que mon très-profond respect, etc.
147-a Cette Préface, de l'an 1743, est perdue; mais la franchise que Voltaire reproche ici au Roi se montre dans le second chapitre de l'Histoire de mon temps. Voyez t. II, p. 56 et suivantes.
147-b La marquise de La Tournelle, depuis duchesse de Châteauroux. Voyez t. III, p. 44; t. XII, p. 68; et t. XXI, p. 347.