215. DE VOLTAIRE.

La Haye, 28 octobre 1743.

Sire, vous voyagez toujours comme un aigle, et moi, comme une tortue; mais peut-on aller trop lentement quand on quitte V. M.? J'arrive enfin en Hollande; la première chose que j'y vois, c'est un papier anglais où votre Antimachiavel est cité à côté de Polybe et de Xénophon. On rapporte deux pages de ce livre où vous prouvez168-a de quel avantage sont aux princes les places fortifiées, et on fait voir quelle était la témérité des alliés de prétendre d'entrer en France.

Ainsi donc vous êtes cité
Par les auteurs comme auteur grave;
Comme roi politique et brave,
Des rois vous êtes respecté;
Chacun vous craint, nul ne vous brave;
Le taciturne et froid Batave,
Amoureux de sa liberté,
Le Russe, né pour être esclave,
Ménagent Votre Majesté.
Vous auriez, ma foi, tout dompté
Sur le Danube et sur la Save,
Et le double cou si vanté
De l'aigle jadis redouté
Eût été coupé comme rave;
Mais vous vous êtes arrêté.
Maintenant votre main se lave
Des malheurs du monde agité;
<150>Pour comble de félicité,
Vous possédez dans votre cave
De ce Tokai dont j'ai tâté;
Je ne puis plus rimer en ave.

Plus je songe à il Tito,169-a à il forte, plus je me dis que Berlin est ma patrie.

Messieurs Girard, mes chers amis,
Dépêchez, préparez ma chambre,
Un pupitre pour mes écrits,
Avec quelques flacons remplis
De ce jus divin de septembre,
Non cet ennemi du gosier,
Fabriqué de la main profane
De ce Liégeois nommé Lognier;

Je l'ai surnommé pissat d'âne,
Et je l'ai dit à haute voix;
Je le redis, je le condamne
A n'être bu que par des rois.
J'aime mieux la simple nature
Du vin qu'on recueille à Bordeaux;
Car je préfère la lecture
D'un écrivain sage en propos,
A ce frelaté de Voiture,
Et plus encore à Marivaux.


168-a Chapitre XX. Voyez t. VIII, p. 148-150, et p. 295-297.

169-a Le Roi fit représenter à Berlin, le 8 et le 10 octobre, l'opéra de Métastase La Clemenza di Tito, dont Hasse avait fait la musique.