238. A VOLTAIRE.231-a
Sans-Souci, 15 juillet 1749.
Des lois de l'homicide Mars
Belle-Isle peut m'instruire en maître;
Mais du bon goût et des beaux-arts
Il n'est que vous qui pouvez l'être,
Vous, qui parlez comme les dieux
Leur sublime et charmant langage,
Vous, qu'un talent victorieux
Rend immortel par chaque ouvrage,
Vous, qui menez vingt arts de front,
Et qui joignez dans votre style
A la prose de Cicéron
Des vers tels qu'en faisait Virgile.
Je ne veux que vous pour maître en tout ce qui regarde la langue, le goût, et le département du Parnasse. Il faut que chacun fasse son métier. Lorsque le maréchal de Belle-Isle vétillera sur la pureté du langage, Brühl donnera des leçons mili<204>taires et fera des commentaires sur les campagnes du grand Turenne, et je composerai un traité sur la vérité de la religion chrétienne.
Votre Académie devient plaisante dans ses choix : ces juges de la langue française vont abandonner Vaugelas pour le bréviaire;231-b cela paraît un peu singulier aux étrangers.
Enfin donc votre Académie
Va faire un couvent de dévots;
L'art de penser et le génie
En sont exclus par les cagots.
Qui veut le suffrage et l'estime
De ces quarante perroquets
N'a qu'à savoir son catéchisme,
Au demeurant point de français.
Dans cette cohue indocile,
Apollon et les doctes Sœurs
N'honoreront de leurs faveurs
Que Richelieu, vous et Belle-Isle.
Vous êtes, mon cher Voltaire, comme les mauvais chrétiens; vous renvoyez votre conversion d'un jour à l'autre. Après m'avoir donné des espérances pour l'été, vous me remettez à l'automne. Apparemment qu'Apollon, comme dieu de la médecine, vous ordonne de présider aux couches de madame du Châtelet. Le nom sacré de l'amitié m'impose silence, et je me contente de ce qu'on me promet.
Je corrige à présent une douzaine d'épîtres que j'ai faites, et quelques petites pièces, afin qu'à votre arrivée vous y trouviez un peu moins de fautes.
Vous pouvez voir, par l'argument de mon poëme, quel en est le sujet. Le fond de l'histoire est vrai : Darget, alors secrétaire de Valori, fut enlevé de nuit, par un partisan autrichien, dans une chambre voisine de celle où couchait son maître. La surprise de Franquini fut extrême quand il s'aperçut qu'il tenait le secrétaire au lieu de l'ambassadeur. Tout ce qui entre d'ailleurs dans ce poëme n'est que fiction. Vous le verrez ici, car il n'est pas fait <205>pour être rendu public. Si j'avais le crayon de Raphaël et le pinceau de Rubens, j'essayerais mes forces en peignant les grandes actions des hommes; mais avec les talents de Callot232-a on ne fait que des charges et des caricatures.
J'ai vu ici le héros de la France,232-b ce Saxon, ce Turenne du siècle de Louis XV. Je me suis instruit par ses discours, non pas dans la langue française, mais dans l'art de la guerre. Ce maréchal pourrait être le professeur de tous les généraux de l'Europe. Il a vu nos spectacles; il m'a dit, à cette occasion, que vous aviez donné une nouvelle comédie au théâtre, que Nanine avait eu beaucoup de succès. J'ai été étonné d'apprendre qu'il paraissait de vos ouvrages dont j'ignorais jusqu'au nom. Autrefois je les voyais en manuscrit; à présent j'apprends par d'autres ce qu'on en dit, et je ne les reçois qu'après que les libraires en ont fait une seconde édition. Je vous sacrifie tous mes griefs, si vous venez ici. Sinon, craignez l'épigramme; le hasard peut m'en fournir une bonne. Un poëte, quelque mauvais qu'il soit, est un animal qu'il faut ménager.
Adieu; j'attends la chute des feuilles avec autant d'impatience qu'on attend au printemps le moment de les voir pousser.
231-a Cette lettre se trouve aussi dans notre t. XI, p. 157-159, avec quelques variantes.
231-b L. c., p. 158.
232-a Voyez t. XVIII, p. 20.
232-b Voyez t. XVII, p. 344; t. X, p. 226 : et t. XI, p. 18.