291. A VOLTAIRE.318-a

Neisse, 8 (septembre 1751).

Esclave de la poésie,
Je perdais le sommeil à tourner un couplet;
Revenu de ma frénésie,
J'ai vu que ce beau feu n'était qu'un feu follet.
La sévère raison pour mon malheur m'éclaire,
Son œil perçant, son front austère,
Du crédule amour-propre a confondu l'erreur :
J'abandonne au brillant Voltaire
L'empire d'Apollon et le sceptre d'Homère;
Content d'être son auditeur,
Je veux l'écouter et me taire.

Voilà le parti que j'ai pris. Les affaires et les vers sont des choses d'une nature bien différente; les unes donnent un frein à l'imagination, les autres veulent l'étendre. Je suis entre deux comme l'âne de Buridan.318-b J'ai regratté quelques strophes d'une <280>vieille ode, mais ce n'est pas la peine de vous l'envoyer. Le cher Isaac a voyagé comme une tortue très-lente. Je crois que votre gros duc de Chevreuse, qui sûrement n'a pas la taille d'un coureur, aurait fait à pied, et plus vite que le sieur Isaac avec six chevaux, le chemin de Paris à Berlin. Mais à cela ne tienne; je suis bien aise de le revoir; il faut prendre les hommes comme ils sont. Le ciel a voulu que d'Argens fût fait ainsi; il n'est pas en son pouvoir de se refondre.

Je ne vous rends aucun compte de mes occupations, parce que ce sont des choses dont vous vous souciez très-peu. Des camps, des soldats, des forteresses, des finances, des procès, sont de tout pays : toutes les gazettes ne sont remplies que de ces misères. Je compte vous revoir le 16, et je vous souhaite santé, tranquillité et contentement. Adieu.


318-a Cette lettre est tirée du Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 385 et 386.

318-b Voyez t. IV, p. 14; t. VIII, p. 316; t. XIX, p. 118 et 119; et t. XXI, p. 185 et 422.