<191>J'en viens à ce Mustapha que je n'aime pas plus que de raison; je ne m'oppose point à toutes les prétentions que vous pouvez former à son sérail; je crois même que, Constantinople pris, votre impératrice pourra vous faire la galanterie de transporter le harem de Stamboul à Ferney, pour votre usage. Il paraît cependant qu'il serait plus digne de ma chère alliée de donner la paix à l'Europe que d'allumer un embrasement général. Sans doute que cette paix se fera, que Mustapha en payera la façon; et la Grèce deviendra ce qu'elle pourra.
On se dit à l'oreille que la France a suscité ces troubles. On impute cette imprudente levée de boucliers des Ottomans aux intrigues d'un ministre disgracié,a homme de génie, mais d'un esprit inquiet, qui croyait qu'en divisant et troublant l'Europe, il maintiendrait plus longtemps la France tranquille. Vous, qui êtes l'ami de ce ministre, vous saurez ce qu'il en faut croire.
Le bruit court que vous rendrez Avignon au vice-Dieu des sept montagnes; un tel trait de générosité est rare chez les souverains. Ganganelli en rira sous cape, et dira en lui-même : Les portes de l'enfer ne prévaudront point.b Et cela arrive dans ce siècle philosophique, dans ce dix-huitième siècle!
Après cela, messieurs les philosophes, évertuez-vous bien, combattez l'erreur, entassez arguments sur arguments pour détruire l'infâme; vous n'empêcherez jamais que les âmes faibles ne l'emportent en nombre sur les âmes fortes; chassez les préjugés par la porte, ils rentreront par la fenêtre.c Un bigot à la tête d'un État, ou bien un ambitieux que son intérêt lie à celui de l'Église, renversera en un jour ce que vingt ans de vos travaux ont élevé à peine.
Mais quel bavardage! Je réponds au jeune Voltaire en style de vieillard; quand il badine, je raisonne; quand il s'égaye, je disserte. Sans doute, Bouhoursd avait raison : mes chers com-
a Le duc de Choiseul. Voyez t. XIV, p. 278.
b Saint Matthieu, chap. XVI, v. 18.
c La Fontaine a dit, dans
La Chatte métamorphosée en femme
:Qu'on lui ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenêtres.
d Le père Bouhours, dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène, 1671, pose cette question : Si un Allemand peut avoir de l'esprit? Voyez t. XIV, p. 256.