<237>à la bonne tragédie que vous allez faire représenter à Paris. Vous me faites un plaisir infini de me l'envoyer; je suis très-sûr qu'elle ne m'ennuiera pas.
Chez vous le Temps a perdu ses ailes; Voltaire, à soixante-dix ans, est aussi vert qu'à trente. Le beau secret de rester jeune! Vous le possédez seul. Charles-Quint radotait à cinquante ans. Beaucoup de grands princes n'ont fait que radoter toute leur vie. Le fameux Clarke, le célèbre Swift, étaient tombés en enfance; le Tasse, qui pis est, devint fou; Virgile n'atteignit pas vos années, ni Horace non plus; pour Homère, il ne nous est pas assez connu pour que nous puissions décider si son esprit se soutint jusqu'à la fin; mais il est certain que ni le vieux Fontenelle, ni l'éternel Saint-Aulaire, ne faisaient pas aussi bien des vers, n'avaient pas l'imagination aussi brillante que le Patriarche de Ferney. Aussi enterrera-t-on le Parnasse français avec vous.
Si vous étiez jeune, je prendrais des Grimm, des La Harpe, et tout ce qu'il y a de mieux à Paris, pour m'envoyer vos ouvrages; mais tout ce que Thieriot m'a marqué dans ses feuilles ne valait pas la peine d'être lu, à l'exception de la belle traduction des Géorgiques.a
Voulez-vous que j'entretienne un correspondant en France pour apprendre qu'il paraît un Art de la raserie,b dédié à Louis XV, des Essais de tactiquec par de jeunes militaires qui ne savent pas épeler Végèce, des ouvrages sur l'agriculture dont les auteurs n'ont jamais vu de charrue, des dictionnaires, comme s'il en pleuvait, enfin un tas de mauvaises compilations, d'annales, d'abrégés, où il semble qu'on ne pense qu'au débit du papier et de l'encre, et dont le reste, au demeurant, ne vaut rien?
Voilà ce qui me fait renoncer à ces feuilles où le plus grand art de l'écrivain ne peut vaincre la stérilité de la matière. En un
a Les Géorgiques de Virgile, traduites en vers français par Jacques Delille, 1769.
b La Pogonotomie, ou l'art d'apprendre à se raser soi-même. par J.-J. Perret, maître coutelier, avait paru en 1769. Le mot raserie est de l'invention de Frédéric.
c Allusion à l'Essai général de tactique du marquis de Guibert, auteur d'un excellent Éloge du roi de Prusse. Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 23 juillet 1772.