<301>Vous me parlez d'un jeune homme qui a été page chez moi, qui a quitté le service pour aller en France, où, pour trouver protection, il a épousé, je crois, une parente de la Du Barri. Si Louis XV n'était pas mort, il aurait joué un rôle subalterne dans ce royaume; mais actuellement il a beaucoup perdu; il est fort éventé, et je doute qu'il se soutienne à la longue. Avec une bonne dose d'effronterie, il s'est annoncé comme homme à talents; on l'en a cru d'abord sur sa parole. Il lui faut une quinzaine de printemps pour qu'il parvienne à maturité; il se peut alors qu'il devienne quelque chose.

Les siècles où les nations produisent des Turenne, des Condé, des Colbert, des Bossuet, des Bayle, et des Corneille, ne se suivent pas de proche en proche : tels furent ceux des Périclès, des Cicéron, des Louis XIV. Il faut que tout prépare les esprits à cette effervescence. Il semble que ce soit un effort de la nature, qui se repose après avoir prodigué tout à la fois sa fécondité et son abondance. Point de souverain qui puisse contribuer à l'avénement d'une époque aussi brillante. Il faut que la nature place les génies de telle sorte, que ceux qui les ont reçus puissent les employer dans la place qu'ils auront à occuper dans le monde. Et souvent les génies déplacés sont comme des semences étouffées qui ne produisent rien.

Dans tout pays où le culte de Plutus l'emporte sur celui de Minerve, il faut s'attendre à trouver des bourses enflées et des têtes vides. L'honnête médiocrité convient le mieux aux États; les richesses y portent la mollesse et la corruption : non pas qu'une république comme celle de Sparte puisse subsister de nos jours; mais, en prenant un juste milieu entre le besoin et le superflu, le caractère national conserve quelque chose de plus mâle, de plus propre à l'application, au travail, et à tout ce qui élève l'âme. Les grands biens font ou des ladres, ou des prodigues.

Vous me comparerez peut-être au renard de La Fontaine, qui trouvait trop aigres les raisins auxquels il ne pouvait atteindre. Non, ce n'est pas cela, maisa des réflexions que la connaissance de l'histoire et ma propre expérience me fournissent.


a C'est le fruit des réflexions. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 243 et 244.)