357. AU MÊME.
Landeshut, 28 avril 1759.
Je vous suis fort obligé de la connaissance que vous m'avez fait faire avec M. Candide;44-b c'est Job habillé à la moderne. Il faut le confesser; M. Pangloss ne saurait prouver ses beaux principes, et le meilleur des mondes possibles est très-méchant et très-malheureux.44-c Voilà la seule espèce de roman que l'on peut lire; celui-ci est instructif, et prouve mieux que des arguments in barbara, celarent, etc.
Je reçois en même temps cette triste ode, qui est bien corrigée et très-embellie; mais ce n'est qu'un monument, et cela ne rend pas ce qu'on a perdu, et qui mérite d'être à jamais regretté.
Je souhaite que vous ayez bientôt occasion de travailler pour la paix, et je vous promets que je trouverai admirable tout ouvrage fait à cette occasion-là. Il y a bien apparence que nous n'arriverons pas sans carnage à cet heureux jour. Vous croyez qu'on n'a du courage que par honneur; j'ose vous dire qu'il y a plus d'une sorte de courage : celui qui vient du tempérament, qui est admirable pour le commun soldat; celui qui vient de la réflexion, qui convient à l'officier; celui qu'inspire l'amour de la patrie, que tout bon citoyen doit avoir; enfin, celui qui doit son origine au fanatisme de la gloire, que l'on admire dans Alexandre, dans César, dans Charles XII, et dans le grand Condé. Voilà les différents instincts qui conduisent les hommes au danger. Le péril, en soi-même, n'a rien d'attrayant ni d'agréable; mais on ne pense guère au risque quand on est une fois engagé.
Je n'ai pas connu Jules César; cependant je suis très-sûr que, de nuit ou de jour, il ne se serait jamais caché; il était trop généreux pour prétendre exposer ses compagnons sans partager avec eux le péril. On a des exemples même que des généraux, au désespoir de voir une bataille sur le point d'être perdue, se sont fait tuer exprès, pour ne point survivre à leur honte.
Voilà ce que me fournit ma mémoire sur ce courage que vous <41><42>persiflez. Je vous assure même que j'ai vu exercer de grandes vertus dans les batailles, et qu'on n'y est pas aussi impitoyable que vous le croyez. Je pourrais vous en citer mille exemples; je me borne à un seul.
A la bataille de Rossbach, un officier français, blessé et couché sur la place, demandait à cor et à cri un lavement; voulez-vous bien croire que cent personnes officieuses se sont empressées pour le lui procurer? Un lavement anodin, reçu sur un champ de bataille, en présence d'une armée, cela est certainement singulier; mais cela est vrai, et connu de tout le monde. Dans cette tragi-comédie que nous jouons, il arrive souvent des aventures bouffonnes qui ne ressemblent à rien, et qu'une paix de mille ans ne produirait pas; mais il faut avouer qu'elles sont cruellement achetées.
Je vous remercie de la consultation du médecin Tronchin. Je l'ai d'abord envoyée à mon frère, qui est à Schwedt, auprès de ma sœur; je lui ai recommandé de s'attacher scrupuleusement au régime qu'on lui prescrit. Je vous prie de demander ce que Tronchin voudrait d'argent pour faire le voyage; je ne veux rien négliger de ce que je puis contribuer à la guérison de ce cher frère; et, quoique j'aie aussi peu de foi pour les docteurs en médecine que pour ceux en théologie, je ne pousse pas l'incrédulité jusqu'à douter des bons effets que le régime peut procurer. Je les sens moi-même; je n'aurais pu supporter les affreuses fatigues que j'ai eues, si je ne m'étais mis à une diète qui paraît sévère à tous ceux qui m'approchent. Reste à savoir si la vie vaut la peine d'être conservée par tant de soins, et si ceux-là ne sont pas les plus sages et les plus heureux, qui l'usent tout de suite. C'est à M. Martin et à maître Pangloss46-a à discuter cette matière, et à moi à me battre tant qu'on se battra.
Pour vous, qui êtes spectateur de la pièce sanglante qu'on joue, vous pourrez nous siffler tous tant que nous sommes. Grand bien vous fasse! Soyez persuadé que je n'envie pas votre bonheur; je suis convaincu que l'on ne peut jouir que lorsqu'on n'est en guerre ni de plume ni d'épée. Vale.
44-b Voyez t. XIV, p. 198.
44-c Voyez t. XIX, p. 272.
46-a Personnages du roman de Candide.