403. DE VOLTAIRE.
(Ferney) 5 avril 1767.
Sire, je ne sais plus quand les chiens qui se battent pour un os, et à qui on donne cent coups de bâton, comme le dit très-bien V. M.,148-a pourront aller demander un chenil dans vos États. Tous ces petits dogues-là, accoutumés à japper sur leurs paliers, deviennent indécis de jour en jour. Je crois qu'il y a deux familles qui partent incessamment, mais je ne puis parler aux autres, la communication étant interdite par un cordon de troupes dont on vante déjà les conquêtes. On nous a pris plus de douze pintes de lait, et plus de quatre paires de pigeons. Si cela continue, la campagne sera extrêmement glorieuse. Ce ne sont pourtant pas les malheurs de la guerre qui me font regretter le temps que j'ai passé auprès de V. M.
Je ne me consolerai jamais du malheur qui me fait achever ma vie loin de vous. Je suis heureux autant qu'on peut l'être dans ma situation; mais je suis loin du seul prince véritablement philosophe. Je sais fort bien qu'il y a beaucoup de souverains qui pensent comme vous; mais où est celui qui pourrait faire la Préface de cette Histoire de l'Église? où est celui qui a l'âme as<132>sez forte et le coup d'œil assez juste pour oser voir et dire qu'on peut très-bien régner sans le lâche secours d'une secte? où est le prince assez instruit pour savoir que depuis dix-sept cents ans la secte chrétienne n'a jamais fait que du mal?
Vous avez vu sur cette matière bien des écrits auxquels il n'y a rien à répondre. Ils sont peut-être un peu trop longs; ils se répètent peut-être quelquefois les uns les autres. Je ne condamne pas toutes ces répétitions, ce sont les coups de marteau qui enfoncent le clou dans la tête du fanatisme; mais il me semble qu'on pourrait faire un excellent recueil de tous ces livres, en élaguant quelques superfluités, et en resserrant les preuves. Je me suis longtemps flatté qu'une petite colonie de gens savants et sages viendrait se consacrer dans vos États à éclairer le genre humain. Mille obstacles à ce dessein s'accumulent tous les jours.
Si j'étais moins vieux, si j'avais de la santé, je quitterais sans regret le château que j'ai bâti et les arbres que j'ai plantés, pour venir achever ma vie dans le pays de Clèves avec deux ou trois philosophes, et pour consacrer mes derniers jours, sous votre protection, à l'impression de quelques livres utiles. Mais, Sire, ne pouvez-vous pas, sans vous compromettre, faire encourager quelque libraire de Berlin à les réimprimer, et à les faire débiter dans l'Europe à un prix qui en rende la vente facile? Ce serait un amusement pour V. M., et ceux qui travailleraient à cette bonne œuvre en seraient récompensés dans ce monde plus que dans l'autre.
Comme j'allais continuer à vous demander cette grâce, je reçois la lettre dont V. M. m'honore, du 24 mars. Elle a bien raison de dire que l'infâme ne sera jamais détruite par les armes, car il faudrait alors combattre pour une autre superstition, qui ne serait reçue qu'en cas qu'elle fût plus abominable. Les armes peuvent détrôner un pape, déposséder un électeur ecclésiastique, mais non pas détrôner l'imposture.
Je ne conçois pas comment vous n'avez pas eu quelque bon évêché pour les frais de la guerre, par le dernier traité; mais je sens bien que vous ne détruirez la superstition christicole que par les armes de la raison.
Votre idée de l'attaquer par les moines est d'un grand capi<133>taine. Les moines une fois abolis, l'erreur est exposée au mépris universel. On écrit beaucoup en France sur cette matière; tout le monde en parle. Les bénédictins eux-mêmes ont été si honteux de porter une robe couverte d'opprobre, qu'ils ont présenté une requête au roi de France pour être sécularisés; mais on n'a pas cru cette grande affaire assez mûre; on n'est pas assez hardi en France, et les dévots ont encore du crédit.
Voici un petit imprimé qui m'est tombé sous la main;150-a il n'est pas long, mais il dit beaucoup. Il faut attaquer le monstre par les oreilles comme à la gorge.
J'ai chez moi un jeune homme, nommé M. de La Harpe, qui cultive les lettres avec succès. Il a fait une Épître d'un moine au fondateur de la Trappe, qui me paraît excellente. J'aurai l'honneur de l'envoyer à V. M. par le premier ordinaire. Je ne crois pas qu'on le condamne à être disloqué et brûlé à petit feu comme cet infortuné qui est à Wésel, et que je sais être un très-bon sujet. Je remercie V. M., au nom de la raison et de la bienfaisance, de la protection qu'elle accorde à cette victime du fanatisme de nos druides.
Les Scythes sont un ouvrage fort médiocre. Ce sont plutôt les petits cantons suisses et un marquis français que les Scythes et un prince persan. Thieriot aura l'honneur d'envoyer de Paris cette rap-sodie à V. M.
Je suis toujours fâché de mourir hors de vos États. Que V. M. daigne me conserver quelque souvenir pour ma consolation.
148-a Voyez t. XII, p. 235.
150-a L'Anecdote sur Bélisaire, par Voltaire lui-même. Voyez ses Œuvres, t. XLII, p. 624 à 631.