424. A VOLTAIRE.
Potsdam, 16 septembre 1770.
Je n'ai point été fâché que les sentiments que j'annonce au sujet de votre statue, dans une lettre écrite à M. d'Alembert, aient été divulgués. Ce sont des vérités dont j'ai toujours été intimement convaincu, et que Maupertuis ni personne n'ont effacées de mon esprit. Il était très-juste que vous jouissiez vivant de la reconnaissance publique, et que je me trouvasse avoir quelque part à cette démonstration de vos contemporains, en ayant eu tant au plaisir que leur ont fait vos ouvrages.
Les bagatelles que j'écris ne sont pas de ce genre; elles sont un amusement pour moi. Je m'instruis moi-même en pensant à des matières de philosophie, sur lesquelles je griffonne quelquefois trop hardiment mes pensées. Cet ouvrage sur le Système de la nature est trop hardi pour les lecteurs actuels auxquels il pourrait tomber entre les mains. Je ne veux scandaliser personne; je n'ai parlé qu'à moi-même en l'écrivant. Mais, dès qu'il s'agit de s'énoncer en public, ma maxime constante est de ménager la délicatesse des oreilles superstitieuses, de ne choquer personne, et d'attendre que le siècle soit assez éclairé pour qu'on puisse impunément penser tout haut.
Laissez donc, je vous prie, ces faibles ouvrages dans l'obscurité où l'auteur les a condamnés; donnez au public, en leur place, <169>ce que vous avez écrit sur le même sujet, et qui sera préférable à mon bavardage.
Je n'entends plus parler des Grecs modernes. Si jamais les sciences refleurissent chez eux, ils seront jaloux qu'un Gaulois, par sa Henriade, ait surpassé leur Homère, que ce même Gaulois l'ait emporté sur Sophocle, se soit égalé à Thucydide, et ait laissé loin derrière lui Platon, Aristote. et toute l'école du Portique.
Pour moi, je crois que les barbares possesseurs de ces belles contrées seront obligés d'implorer la clémence de leurs vainqueurs, et qu'ils trouveront dans l'âme de Catherine autant de modération à conclure la paix que d'énergie pour pousser vivement la guerre. Et quant à cette fatalité qui préside aux événements, selon que le prétend l'auteur du Système de la nature, je ne sais quand elle amènera des révolutions qui pourront ressusciter les sciences ensevelies depuis si longtemps dans ces contrées asservies et dégradées de leur ancienne splendeur.
Mon occupation principale est de combattre l'ignorance et les préjugés dans les pays que le hasard de la naissance me fait gouverner, d'éclairer les esprits, de cultiver les mœurs, et de rendre les hommes aussi heureux que le comporte la nature humaine, et que le permettent les moyens que je puis employer.
A présent, je ne fais que revenir d'une longue course; j'ai été en Moravie, et j'ai revu cet empereur qui se prépare à jouer un grand rôle en Europe. Né dans une cour bigote, il en a secoué la superstition; élevé dans le faste, il a adopté des mœurs simples; nourri d'encens, il est modeste; enflammé du désir de la gloire, il sacrifie son ambition au devoir filial, qu'il remplit avec scrupule; et, n'ayant eu que des maîtres pédants, il a assez de goût pour lire Voltaire, et pour en estimer le mérite.
Si vous n'êtes pas satisfait du portrait véridique de ce prince, j'avouerai que vous êtes difficile à contenter. Outre ces avantages, ce prince possède très-bien la littérature italienne; il m'a cité beaucoup de vers du Tasse, et le Pastor fido191-a presque en entier. Il faut toujours commencer par là. Après les belles-lettres, dans l'âge de la réflexion, vient la philosophie; et quand nous <170>l'avons bien étudiée, nous sommes obligés de dire comme Montaigne : Que sais-je?
Ce que je sais certainement, c'est que j'aurai une copie de ce buste auquel Pigalle travaille; ne pouvant posséder l'original, j'en aurai au moins la copie. C'est se contenter de peu, lorsqu'on se souvient qu'autrefois on a possédé ce divin génie même. La jeunesse est l'âge des bonnes aventures; quand on devient vieux et décrépit, il faut renoncer aux beaux esprits comme aux maîtresses.
Conservez-vous toujours pour éclairer encore, dans vos vieux jours, la fin de ce siècle qui se glorifie de vous posséder, et qui sait connaître le prix de ce trésor.
191-a Du Guarini, né en 1537, mort en 1612.