485. DE VOLTAIRE.
(Ferney) 11 mars 1774.
Sire, soyez bien sûr que je suis très-fâché que vous ayez la goutte; ce n'est pas seulement parce que j'en ai eu une violente atteinte, et qu'on plaint les maux qu'on a sentis, mais c'est parce que la santé de V. M. est un peu plus précieuse et plus nécessaire au monde que la mienne; c'est parce que je m'intéresse à votre bien-être beaucoup plus que vous ne croyez. Je ne vous parlerai plus de toutes ces mauvaises plaisanteries sur l'art de tuer; je ne songe qu'à votre conservation; vous ne pourrez jamais ajouter à votre gloire, mais ajoutez à votre vie.
Ne me faites point la grâce que j'implore de vous pour Morival, en me boudant et en vous moquant de moi. Le pauvre garçon ne demande qu'à passer ses jours et à mourir à votre service.
Il espère qu'il pourra obtenir de notre chancelier des lettres qui le réhabilitent, et qui le rendent capable d'hériter, et qui le mettront en état d'être plus utile à son régiment; ces lettres s'accordent aisément à ceux qui n'ont été condamnés que par contumace. Je puis assurer d'ailleurs V. M. que l'on se repent aujourd'hui du jugement porté contre le chevalier de La Barre. J'ai entre les mains une déclaration authentique d'un magistrat d'Abbeville qui fut la première cause de cette horrible affaire. Voici ses propres mots : « Nous déclarons que non seulement nous avons le jugement du chevalier de La Barre en horreur, mais frémissons encore au nom du juge qui a instruit cet exécrable procès; en foi de quoi nous avons signé ce certificat, et y avons apposé le sceau de nos armes. »
« A Abbeville, 9 novembre 1773. (Signé) de Belleval. »
De plus, il est de droit dans notre jurisprudence (si nous en avons une) qu'un homme jugé pendant son absence est écouté quand il se présente, et c'est ainsi que j'ai eu le bonheur de faire réhabiliter la famille Sirven, et c'est dans la même espérance que j'implore V. M. pour Morival, qui vous appartient. Si je ne pouvais obtenir en France la justice que je demanderai, je vous renverrais Morival sur-le-champ, et il se consolera toujours par <276>l'honneur de servir un roi guerrier et philosophe, qui voit tout et qui fait tout par lui-même, et qui n'aurait pas souffert cette détestable boucherie. Je remercie donc V. M. avec la plus grande sensibilité; et si je ne réussis pas dans mon œuvre charitable, je ne serai pas moins reconnaissant de votre extrême bonté.
Agréez, Sire, le profond respect de ce vieux malade qui est à vous comme s'il se portait bien.
P. S. Je retrouve dans ce moment une lettre de Morival; je souligne l'endroit où il m'explique ses vues sur son service. Vous verrez, Sire, que vous n'accorderez pas votre protection à un sujet indigne.
J'oserais vous demander une autre grâce pour lui, en cas qu'il ne pût réussir dans son procès; ce serait de l'envoyer dans l'armée russe, parmi les autres officiers de V. M. Il ne verra rien de si barbare parmi les Turcs que ce qui s'est passé dans Abbeville.