505. A VOLTAIRE.

Potsdam, 27 janvier 1775.

J'étais préparé à tout, excepté de recevoir par votre lettre un plan de cet art digne des cannibales et des anthropophages. Morival me revient comme Alexandre : ce dernier était disciple d'Aristote, et le premier l'est de Voltaire; et, quoique sous l'école des plus grands philosophes, tous deux auront quitté Uranie pour Bellone. Mais il faut espérer que Morival n'aura pas le goût des conquêtes à cet excès que le poussa Alexandre.

Cet officier peut rester chez vous tant que vous le jugerez convenable pour ses intérêts, quoique, à vue de pays, son procès puisse bien traîner au moins une année. On me mande que des formalités importantes exigent ces délais, et que ce n'est qu'à force de patience qu'on parvient à perdre un procès au parlement de Paris. J'apprends ces belles choses avec étonnement, et sans y comprendre le moindre mot.

Vous avez raison de trouver la géométrie pratique préférable à la transcendante. L'une est utile et nécessaire, l'autre n'est qu'un luxe de l'esprit.346-a Cependant ces sublimes abstractions font <307>honneur à l'esprit humain, et il me semble que les génies qui les cultivent se dépouillent de la matière autant qu'il est en eux, et s'élèvent dans une région supérieure à nos sens. J'honore le génie dans toutes les routes qu'il se fraye, et quoiqu'un géomètre soit un sage dont je n'entends pas la langue, je me plains de mon ignorance, et je ne l'en estime pas moins.

Ce Maupertuis, que vous haïssez encore, avait de bonnes qualités : son âme était honnête; il avait des talents et de belles connaissances. Il était brusque, j'en conviens; et c'est ce qui vous a brouillés ensemble. Je ne sais par quelle fatalité il arrive que jamais deux Français ne sont amis dans les pays étrangers. Des millions se souffrent les uns les autres dans leur patrie; mais tout change dès qu'ils ont franchi les Pyrénées, le Rhin, ou les Alpes. Enfin il est bien temps d'oublier les fautes quand ceux qui les ont commises n'existent plus. Vous ne reverrez Maupertuis qu'à la vallée de Josaphat, où rien ne vous presse d'arriver.

Jouissez longtemps encore de votre gloire dans ce monde-ci, où vous triomphez de la rivalité et de l'envie; de votre couchant répandez ces rayons de goût et de génie que vous seul pouvez transmettre du beau siècle de Louis XIV, auquel vous tenez de si près; répandez ces rayons sur la littérature, empêchez-la de dégénérer; et, s'il se peut, tâchez de réveiller le goût des sciences et des lettres, qui me paraît passer de mode et se perdre.

Voilà ce que j'attends encore de vous. Votre carrière surpassera celle de Fontenelle, car vous avez trop d'âme pour mourir sitôt. Nous avons ici mylord Marischal, âgé de quatre-vingt-cinq ans, aussi frais, aux jambes près, qu'un jeune homme; nous avons Pöllnitz, qui ne lui cède pas, et qui compte bien encore sur dix années de vie. Pourquoi l'auteur de la Henriade, de Mérope, de Sémiramis, etc., etc., n'irait-il pas aussi loin? Beaucoup d'huile dans la lampe en fait durer la lumière; eh! qui en eut plus que vous? Enfin, Apollon m'a révélé que nous vous garderons encore longtemps. Je lui ai fait mon humble prière, et lui ai dit : O seule divinité que j'implore! conservez à votre fils de Ferney de longues années, pour l'avantage des lettres et la satisfaction de l'ermite de Sans-Souci! Vale.


346-a Voyez t. XIX, p. 360 et 361; t. XXI, p. 169; et t. XXII, p. 206 et 226.