519. AU MÊME.372-a
Le 17 mai 1775.372-b
Cinq cents milles de France que j'ai parcourus en quatre semaines me serviront d'excuse de vous devoir réponse à trois lettres, dont deux arrivèrent le moment avant mon départ, et la dernière à mon retour. Je vous réponds selon les dates.
Le portrait que vous avez reçu est l'ouvrage de madame Therbusch,373-a qui, pour ne point avilir son pinceau, a rajusté des grâces de la jeunesse ma figure éraillée. Vous savez qu'il suffit d'être quelque chose pour ne pas manquer de flatteurs; les <330>peintres entendent ce métier tout comme les courtisans les plus raffinés.
L'artiste qu'Apollon inspire,
S'il veut par ses talents orner votre château,
Doit, en imitant l'art dont vous savez écrire,
Ennoblir les objets et peindre tout en beau.
Certainement ni le portrait ni l'original ne méritent qu'on se jette à leurs pieds. Si cependant l'affaire de Morival dépendait de moi seul, il y a longtemps qu'elle serait terminée à sa satisfaction. J'ai douté, vous le savez, que l'on parvînt à fléchir des juges qui, pour qu'on les croie infaillibles, ne réforment jamais leurs jugements. Les formalités du parlement, et les bigots, dont le nombre est plus considérable en France qu'en Allemagne, m'ont paru des obstacles invincibles pour réhabiliter Morival dans sa patrie. Je vous ai promis d'être sa dernière ressource, et je vous tiendrai parole; il n'a qu'à venir ici, il aura brevet et pension de capitaine-ingénieur,373-b métier dans lequel il trouvera occasion de se perfectionner ici; et le fanatisme frémira vainement de dépit, en voyant que Voltaire, et moi pauvre individu, nous sauvons de ses griffes un jeune garçon qui n'a pas observé le puntiglio et le cérémonial ecclésiastique.
Vous me faites trembler en m'annonçant vos maladies. Je crains pour votre nièce, que je ne connais point, mais que je regarde comme un secours indispensable pour vous dans votre retraite. Je suis encore accablé d'affaires; dans une couple de jours je serai au courant, et pourrai m'entretenir plus librement avec vous. Votre impératrice se signale à Moscou par ses bienfaits et par la douceur dont elle traite le reste des adhérents de Pugatscheff; c'est un bel exemple pour les souverains; j'espère, plus que je ne le crois, qu'il sera imité. Adieu, mon cher Voltaire; conservez un homme que toute l'Europe trouverait à dire,374-a moi <331>surtout, s'il n'existait plus; et n'oubliez pas le solitaire de Sans-Souci.
372-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 270-272.
372-b Frédéric n'écrivit cette lettre qu'après avoir fini sa tournée militaire et administrative, c'est-à-dire après le 14 juin. Nous croyons donc la date de la traduction allemande des Œuvres posthumes (le 17 juin) plus juste que celle des Œuvres posthumes mêmes.
373-a Anne-Dorothée Therbusch, née Lisiewska, morte à Berlin, le 9 novembre 1782, âgée de soixante et un ans.
373-b Dominique de Morival fut nommé capitaine au corps du génie le 20 octobre 1775, après avoir servi dans l'armée prussienne neuf ans et trois mois. Il était alors âgé d'un peu plus de trente-deux ans. A partir de l'année 1787, on ne le trouve plus dans les rôles de son corps, et il se peut qu'il fût retourné dans son pays. Voyez, ci-dessus, p. 142 et 260.
374-a Trouverait à dire ne donne pas de sens; la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. X, p. 104, porte : Den ganz Europa vermissen würde.