520. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 21 juin 1775.

Sire, tandis que Votre Majesté fait probablement manœuvrer trente ou quarante mille guerriers, je crois ne pouvoir mieux prendre mon temps pour lui présenter la bataille de Rossbach, dessinée par d'Étallonde.

Il brûle d'envie de se trouver à une pareille bataille. La bonté extrême que vous avez eue de nous envoyer la consultation de vos premiers magistrats ne lui laisse d'autre idée que de verser son sang pour votre service; la reconnaissance qu'il vous doit, et l'honneur d'être au nombre de vos officiers, l'emportent sur tous les autres projets. Il ne veut plus aucune grâce en France; il en était déjà bien dégoûté; vos dernières bontés ferment son cœur à tout autre objet que celui de mourir Prussien; il voudrait au moins paraître parmi les braves gens dont V. M. fait des revues. On lui a dit que son régiment pourrait bien faire l'exercice en votre présence cette année; à cette nouvelle, je crois voir un amant à qui sa maîtresse a donné un rendez-vous; il ne me parle que de son départ, je ne puis le retenir. J'ai beau lui dire qu'il n'a point reçu d'ordre, et qu'il faut attendre; il dit qu'il n'attendra rien. Je ne suis pas fait pour contredire les grandes passions, et surtout une passion si belle. S'il retourne à Wésel dans quelques jours, il ne me reste, Sire, qu'à me jeter à vos pieds du fond de ma retraite et du bord de mon tombeau, à remercier V. M. de ce qu'elle a daigné faire pour lui, et à me flatter qu'elle voudra bien l'honorer des emplois dont elle le croira capable; il n'y a qu'un héros philosophe qui puisse être servi par un tel officier.

Ma lettre arrivera peut-être mal à propos au milieu de vos immenses occupations; mais les plus petites affaires vous sont <332>présentes comme les grandes. M. de Catinat disait que son héros était celui qui jouerait une partie de quilles au sortir d'une bataille gagnée ou perdue. Vous ne jouez point aux quilles; vous faites des vers un jour de bataille; vous prenez votre flûte, lorsque vos tambours battent aux champs; vous daignez m'écrire des choses charmantes, en faisant une promotion d'officiers généraux. Je vous admire de toutes les façons, et, en vous admirant, j'attends tout de votre grand cœur.

On mande que le sacre du Roi Très-Chrétien375-a n'a pas été aussi brillant que l'espéraient les Français, accoutumés à la magie de Servandoni375-b et à la musique de Gluck. C'est un spectacle bien étrange que ce sacre. On l'ait coucher tout de son long un pauvre roi en chemise devant des prêtres, qui lui font jurer de maintenir tous les droits de l'Église; et on ne lui permet d'être vêtu que lorsqu'il a fait son serment. Il y a des gens qui prétendent que c'est aux rois à se faire prêter serment par les prêtres; il me semble que Frédéric le Grand en use ainsi en Silésie et dans la Prusse occidentale.

Je fais serment, Sire, devant votre portrait, que mon cœur sera votre sujet tant que j'aurai un reste de vie.


375-a Le 11 juin.

375-b Jean-Jérôme Servandoni, peintre de décorations et architecte, né à Florence en 1695, mort à Paris le 29 janvier 1766.