524. AU MÊME.
Potsdam, 27 juillet 1775.
Je pars dans quinze jours pour faire la tournée de la Silésie; je ne peux être de retour que le 6 de septembre. Si Morival veut se rendre vers ce, temps-ci, il pourra s'adresser au colonel Cocceji, qui me le présentera. J'ai saisi avec empressement cette occasion de vous faire plaisir, et en même temps de fixer le sort d'un homme qu'une étourderie de jeunesse a perdu pour jamais dans sa patrie. Comme les hommes abusent de tout, les lois qui devaient constater la sûreté et la liberté des peuples, infectées en France du poison du fanatisme, sont devenues cruelles et barbares. Mais la France est un pays civilisé; comment concilier un pareil contraste?
Comment ce sol qui a produit des de Thou, des Gassendi, des Des Cartes, des Fontenelle, des Voltaire, des d'Alembert, a-t-il produit des furieux assez imbéciles pour condamner à mort des jeunes gens qui ont manqué de faire la révérence devant la statue d'un garçon charpentier juif? La postérité trouvera cette énigme plus difficile à deviner que celle du sphinx qu'Œdipe expliqua. Je vous avoue de même que la sainte ampoule et ses otages, et la guérison des écrouelles, ne font guère honneur au dix-huitième siècle.
On parlait ces jours derniers de ces soi-disant miracles opérés par les Rois Très-Chrétiens, et mylord Marischal conta que, pendant sa mission en France, il y avait vu des étrangers qui lui paraissaient Espagnols; que, par attachement pour cette nation, où il avait passé une partie de sa vie, il leur avait demandé ce qu'ils venaient faire à Paris; que l'un d'eux lui répondit : Nous <339>avons su, monsieur, que le roi de France a le don de guérir les écrouelles; nous sommes venus pour nous faire toucher par Sa Majesté; mais, pour notre malheur, nous avons appris qu'il est actuellement en péché mortel, et nous voilà obligés de nous en retourner infructueusement sur nos pas; c'était Louis XV. Pour Louis XVI, on assure qu'il ne commettra de sa vie de péchés mortels; ce qui doit donner bon courage aux patients qui ont été touchés par lui.383-a
Vous aurez déjà reçu une longue lettre au sujet de Le Kain. Il doit partir dans peu pour jouer à Versailles une tragédie383-b de M. Guibert, le tacticien. Je n'ai point vu ce drame. Le Kain prétend que la reine de France protége la pièce; ce qui doit en assurer le succès Ce M. Guibert veut aller à la gloire par tous les chemins; recueillir les applaudissements des armées, des théâtres et des femmes, c'est un moyen sûr d'aller à l'immortalité.
Sans doute que ce qu'il a vu à Ferney l'a encouragé dans cette carrière périlleuse, où, de mille qui l'enfilent, un seul à peine remporte la palme. Il est louable de se proposer de grands exemples et un grand but; et M. Guibert en retirera infailliblement quelque avantage. On ne connaît ses propres talents qu'après en avoir fait l'essai.
Vos preuves sont faites depuis longtemps; il ne vous faut qu'un peu ménager l'huile de la lampe, pour qu'elle brûle longtemps encore. C'est à quoi je m'intéresse plus que madame Denis et votre ménagère suisse, qui vous fait quitter l'ouvrage quand elle craint qu'il ne nuise à votre santé. Elles n'ont qu'une idée confuse de ce que vaut le Patriarche de Ferney, et j'en ai une précise. Pour trouver un Voltaire dans l'antiquité, il faut rassembler le mérite de cinq ou six grands hommes, d'un Cicéron, d'un Virgile, d'un Lucien et d'un Salluste; et dans la renaissance des lettres, c'est la même chose : il faut englober un Guichardin, un Tasse, un Arétin, un Dante, un Arioste, et encore ce n'est pas assez; dans le siècle de Louis XIV, il manquera toujours pour l'épopée quelqu'un qui rende l'assemblage complet.
<340>Voilà comme on pense de vous sur les bords de la mer Baltique, où l'on vous rend plus de justice que dans votre ingrate patrie.
N'oubliez pas ces bons Germains qui se souviennent toujours avec plaisir de vous avoir possédé autrefois, et qui vous célèbrent autant qu'il est en eux. Vale.
Je viens de recevoir la Diatribe à l'auteur des Éphémérides.384-a On que cet ouvrage vient de Ferney; et je crois y reconnaître l'auteur au style, qu'il ne saurait déguiser.
383-a La fin de cet alinéa, à partir de « sur nos pas, » est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 281.
383-b Le Connétable de Bourbon.
384-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 102-119.