<411>n'ai de regret que de ne pouvoir l'accompagner; mais, Sire, une santé très-faible, et qui a besoin des plus grands ménagements, me prive de ce bonheur. Peut-être se raffermira-t-elle, et je profiterai, en ce cas, des premiers moments qu'elle me laissera pour aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. les sentiments de respect et de reconnaissance que je conserverai toute ma vie pour elle.
On m'a fait part, il y a peu de jours, d'un vrai jugement de Salomon rendu par V. M.; c'est la punition à laquelle elle dit qu'elle aurait condamné les malheureux enfants d'Abbeville,a juridiquement égorgés en France pour n'avoir pas ôté leur chapeau devant une procession, et pour avoir chanté des chansons. V. M. aurait avec justice trop mauvaise opinion de la nation française, si je ne l'assurais pas que ce jugement aussi atroce qu'absurde a révolté tous ceux qui n'ont pas perdu en France l'humanité et le sens commun. La philosophie, Sire, a grand besoin de la protection aussi éclairée que puissante que V. M. lui accorde; l'acharnement contre elle est plus grand que jamais de la part des prêtres et des parlements, qui, dans la guerre cruelle qu'ils se font, conviennent de temps en temps de quelques jours de trêve pour tourmenter les sages. Ces parlements, bien indignes de l'opinion favorable que les étrangers en ont conçue, sont encore, s'il est possible, plus abrutis que le clergé par l'esprit intolérant et persécuteur qui les domine. Ce ne sont ni des magistrats, ni même des citoyens, mais de plats fanatiques jansénistes, qui nous feraient gémir, s'ils le pouvaient, sous le despotisme des absurdités théologiques et dans les ténèbres de l'ignorance qu'entraînent la superstition et l'oppression. Je crois, Sire, que le seul parti à prendre pour un philosophe que sa situation empêche de s'expatrier est de céder en partie et de résister en partie à cet abominable torrent, de ne dire que le quart de la vérité, s'il y a trop de danger à la dire tout entière. Ce quart sera toujours dit, et fructifiera, sans nuire à l'auteur; dans des temps plus heureux, les trois autres quarts seront dits à leur tour, ou successivement, ou tout à la fois, s'il n'y a plus de par-
a Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 7 août 1766 (t. XXIII, p. 115), et celle de Voltaire à d'Alembert, du 25 du même mois.