<444>La goutte, mes voyages et mes occupations ont un peu ralenti ces travaux importants. Ma santé, à laquelle vous vous intéressez si affectueusement, s'est assez bien remise. La nature m'a condamné à ramasser pendant trois années des matières qui, accumulées à un point de maturité, produisent la goutte. Ce n'est pas être maltraité que d'éprouver de trois ans en trois ans un accès de ce mal. Il faut que la patience des princes s'exerce tout comme celle des particuliers, parce qu'ils sont pétris du même limon; il faut qu'on se familiarise avec l'idée de sa destruction, et qu'on se prépare à rentrer dans le sein de cette nature dont on a été tiré.
Quant à mon marquis, pour me prouver qu'il n'est point paresseux, il entreprend le voyage d'Aix; car vous saurez que les Provençaux sont comme les juifs; de la boue de Jérusalem pour les uns,a et les eaux minérales d'Aix pour les autres, leur semblent les chefs-d'œuvre du Très-Haut. J'ai le malheur de n'être point né avec la même prédilection pour notre sable, et je crois qu'on peut être bon patriote sans s'aveugler de préjugés pour sa patrie. A propos, les Suisses ont fait un dessin de Voltaire pénitent allant à confesse, qui est la plus plaisante idée que messieurs les Treize Cantons aient enfantée depuis le déluge. On y voit Voltaire, le rosaire en main, escorté de ses gardes-chasse, suivi de son père Adam, de sa cuisinière et de son cocher; un singe porte le crucifix devant lui, et l'âne de la Pucelle, qu'on mène derrière lui, en faisant des pétarades, fait tomber de dessous sa queue toutes ses brochures, et surtout le petit poëme contre vos amis les Génevois.a Rangeons cela sur la liste des sottises paisibles, et souhaitons qu'il ne s'en fasse point d'autres.
Puissiez-vous vivre en paix, recouvrer entièrement votre santé, et vous bien persuader que personne ne s'y intéresse plus que moi, pour l'honneur des lettres, du bon sens et de la philosophie! Sur ce, etc.
a Les juifs orthodoxes qui vivent hors de leur pays ont coutume de mettre une poignée de terre de Jérusalem sous le corps de leurs morts, afin que ceux-ci reposent sur terre sainte.
a Voyez t. XXIII, p. 154.