37. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Potsdam, 7 février 1765.
Madame ma sœur,
Je ne saurais nier que la lettre de Votre Altesse Royale ne m'ait un peu embarrassé. Je connais l'ascendant, madame, que vous avez sur moi, et je sens que je ne pourrais me soutenir dans une négociation vis-à-vis d'elle. Cependant, puisque je me trouve dans un cas où il faut que je réponde, je suis obligé, madame, de me faire illusion à moi-même. J'écarte de mon esprit l'image d'une princesse que j'estime et que je respecte, et je me représente que j'ai à traiter, par exemple, avec le vieux maréchal de Wackerbarth.88-a Or, dès ce moment, me voilà à mon aise, et c'est donc, madame, avec votre permission, à lui que j'adresse ma réponse.
Vous dites, monsieur le maréchal, que vous êtes étonné que je rappelle mon ministre de la cour de votre maître, avec lequel j'ai intention de vivre en amitié. Vous auriez raison de parler ainsi, si vous ne m'aviez pas offensé; mais, après avoir affronté mon ministre, est-il étonnant que je le rappelle, et voulez-vous que je l'expose à de nouvelles insultes? Il est parti le premier, <81>direz-vous. La raison en est simple : on reçoit plus tôt des instructions quand elles n'ont que vingt-quatre milles à faire que quand on les attend de quatre-vingts ou de deux cents lieues. Vous dites, monsieur le maréchal, que les ministres du second ordre n'ont jamais disputé le pas au comte Brühl. Qui vous le dispute? Cela était simple : il était premier ministre d'un roi, et c'est un usage universel de céder à ceux qui occupent un pareil caractère. Mais les ministres de Saxe, mais ceux de Hanovre, du Palatin et de la Bavière, il est inouï qu'ils aient jamais fait de pareilles prétentions. Il y a au contraire des exemples que des maréchaux de France ont prétendu s'égaler à des électeurs : voilà ce qui brouilla Villars avec Maximilien, électeur de Bavière; l'Électeur palatin proposa un cartel à M. de Turenne. Enfin vous voyez par là, monsieur de Wackerbarth, que vos prétentions sont singulières et nouvelles.
Vous me dites que vous vous étonnez que moi qui n'aime pas les cérémonies, la moutarde me monte au nez par rapport à ce qui s'est passé à Dresde. A cela je réponds qu'il est très-vrai que je n'aime ni les cérémonies, ni les gênants embarras de l'étiquette, dans la vie civile et privée; mais que cela n'empêche pas que je ne soutienne les prérogatives de la dignité dont je jouis. Vous serez peut-être étonné, monsieur de Wackerbarth, si je vous apprends que moi, le plus simple des hommes, j'ai obligé Louis XV d'admettre l'alternative des signatures dans les traités qu'il a conclus avec moi.89-a Vous prétendez qu'on peut éviter de se compromettre, en fuyant des occasions qui pourraient donner lieu à des disputes de rang. La meilleure façon de l'éviter est de mettre vingt-quatre milles de distance entre les concurrents. Vous me dites que je suis électeur. A la bonne heure; mais parce que je suis électeur, est-ce une raison pour m'insulter plus librement? Vous êtes mort et enterré, mon bon monsieur de Wackerbarth; mais, si vous viviez encore, vous seriez instruit du bruit qu'a fait <82>à Vienne l'ambassade du comte Königsfeld; tous les ambassadeurs se sont absentés, et ont mené un train étonnant, et cela, parce que l'usage veut que les électeurs envoient des ambassadeurs aux diètes, et que, hors de là, cela n'a pas été usité jusqu'à présent.
Votre Excellence conclura donc de ce que j'ai l'honneur de lui dire que, quoique chacun soit maître chez soi, il est difficile d'introduire de nouveaux usages avec lesquels les autres princes doivent concourir, sans s'être arrangé avec eux, et que le plus sûr est de laisser les choses telles qu'elles étaient; car, après tout, que vous en reviendrait-il si M. de Rex,90-a avec ses larges épaules et sa grosse perruque noire, suivi de M. de Loss,90-a dont la femme autrefois était jolie, entre dans la chambre avec un air de dignité, de grandeur, de dédain, etc., etc.? Je ne vois pas que cela vous fasse grand bien, tandis qu'un représentant du roi d'Espagne, du roi de France, du roi d'Angleterre, attendent dans une antichambre, et ne peuvent attribuer de pareilles démarches qu'au profond mépris qu'on a pour leur maître.
Voilà, monsieur le comte de Wackerbarth, ce que j'avais à vous dire; maintenant vous pouvez retourner en paix dans les champs Élysées ou au Tartare, selon que votre place vous aura été assignée.
V. A. R. me pardonnera si j'ai évoqué des ombres en sa présence, et si j'ai fait un coq-à-l'âne en m'entretenant avec les morts. Mais comme il m'était impossible, madame, de vous adresser la parole, j'ai été trop heureux d'endosser mes arguments sur le dos de quelqu'un qui peut les ensevelir avec lui dans un profond oubli.
J'ai l'honneur d'être avec la plus haute estime, etc.
88-a Le feld-maréchal saxon Auguste-Christophe comte de Wackerbarth était mort à Dresde le 14 août 1734, âgé de soixante-douze ans.
89-a Le 5 juillet 1741, le ministre comte de Podewils remit au marquis de Valori une protestation conçue en ces termes : « La préférence des noms et de la signature du traité conclu et signé à Breslau, le 5 de juin a. c, entre Sa Majesté et Sa Majesté Très-Chrétienne, ne doit jamais être tirée à conséquence pour l'avenir, ni porter le moindre préjudice aux prérogatives de la couronne de Prusse. »
90-a Charles-Auguste comte de Rex, né en 1701, mort en 1768, et Chrétien comte de Loss (vom Loss), né en 1697, mort en 1770, étaient l'un et l'autre ministres d'État en Saxe.