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76. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 10 janvier 1767.



Madame ma sœur,

Tous les jours de l'année sont celui du nouvel an pour moi, quant à la part sincère que je prends à la prospérité et à la conservation de V. A. R. Mes vœux vous accompagnent toujours, madame, et l'époque que l'usage a fixée avec distinction pour les manifester ne peut rien ajouter aux miens. Tout ce que vous daignez me dire d'obligeant à ce sujet restera, madame, profondément gravé dans ma mémoire, et servira d'aliment perpétuel à ma reconnaissance.

Nous venons de célébrer ici les Rois, non avec une gravité doctorale, qui ne convient point à mon caractère, mais avec des assaisonnements qui pouvaient y répandre de la gaîté. On a fait des billets pour autant qu'il y avait de convives, et le hasard a décidé des fortunes. Madame de Pannwitz est devenue roi; un de mes neveux,140-a reine; ma nièce de Prusse,140-b général d'armée : enfin tout sexe s'est trouvé déplacé. Ce sort singulier a fort amusé la jeunesse; mais, à le bien examiner, le hasard fait à peu près la même chose dans le monde, car la façon de naître, et les différentes conjonctures qui se présentent, décident de nos fortunes. Bien des personnes sont déplacées dans les conditions où le hasard les a mises. Si l'on pouvait connaître le public, on trouverait à coup sûr dans le peuple, et peut-être parmi la dernière classe des citoyens, des génies comparables à Marc-Aurèle, à Jules César, à la reine Élisabeth, à Sapho, à Cicéron, à Virgile. Mais ces génies, ne se trouvant pas placés dans un terrain favorable, n'ont pu éclore; ils demeurent étouffés par les ronces et les épines qui les environnent. Tout dépend donc pour nous de ceux qui nous donnent le jour, du temps propice ou défavorable où nous venons au monde, et des événements divers dont <128>le torrent nous entraîne dans notre carrière. Si Alexandre le Grand était né après la seconde guerre punique, il aurait trouvé à combattre les Romains, tout autrement redoutables que les Persans; si Cromwell était venu au monde du temps de la reine Élisabeth, il n'aurait été qu'un fanatique obscur et ignoré; si le pape Hildebrand siégeait à présent sur le trône pontifical, il ne disposerait que des tonsures des prêtres, et certainement pas des couronnes des rois. Mais V. A. R. se soucie fort peu de tout cela; elle pense très-sagement que, sans nous embarrasser du hasard qui nous a faits ce que nous sommes, notre devoir est à tous de remplir le mieux que nous pouvons le rôle qui nous est échu. V. A. R. a très-grande raison, et, ce qui mieux vaut, elle en donne l'exemple. Donnez, madame, longtemps cet exemple à l'Allemagne, et daignez compter toujours parmi le nombre de vos admirateurs celui qui a l'honneur d'être, etc.


140-a Le prince Frédéric-Auguste de Brunswic-Oels. Voyez t. V, p. 164; t. VI, p. 251; et t. XIII, p. 6 et 137.

140-b La princesse Élisabeth. Voyez t. VI, p. 17, 24 et 25.