94. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Le 1er février 1768.
Madame ma sœur,
J'ai bien cru qu'en plaidant ma cause au tribunal de votre équité, je serais mis hors de cour et de procès. V. A. R. est trop juste pour condamner des sentiments fondés sur la vérité et la vertu, et je vous avoue, madame, que j'ai mauvaise opinion de toute personne qui marque de l'insensibilité pour le mérite. Le bien de l'humanité veut qu'on en soit pénétré, pour l'encouragement de ceux qui en ont, et pour causer de l'émulation à ceux qui négligent leur âme et leurs talents. On dirait que V. A. R. sort de l'école des stoïciens; leur archétype, d'après lequel ils avaient peint leur sage, vous a sans doute, madame, servi de modèle pour votre héros. Il est bon de se proposer de grands exemples de perfection, quand même on n'y saurait atteindre. Je m'in<149>struirai, madame, à votre école; j'aurai sans cesse devant les yeux ce modèle d'héroïsme, quoique je sente de quelle immense distance j'en suis éloigné. Pour peu que je fasse de progrès, je me regarderai comme l'heureux ouvrage de vos mains, et je me flatte de m'attirer vos bontés, parce que vous me regarderez comme une de vos productions.
Tandis que je me propose de profiter de vos excellents préceptes, les grandes puissances, pour se désennuyer, font la guerre aux pauvres jésuites, qui vont bientôt être bannis de la moitié de l'Europe. Ce qui m'étonne dans la conduite de ces rois, c'est qu'ils suivent les institutions du saint-office, et qu'ils s'approprient les dépouilles des proscrits, sans doute pour se consoler de leur perte. Tout hérétique que je suis, je me garde bien de suivre leur exemple, et je laisserai cet ordre en paix, tant qu'il ne voudra point se mêler du temporel, ni égorger moi ou mes proches. On entretient dans des cirques, pour des combats de bêtes, des tigres et des lions; pourquoi ne tolérerait-on pas de même des jésuites?164-a L'animal le plus sociable doit se comporter avec tous les autres animaux, et l'on peut vivre avec des jésuites, des bonzes, des talapoins, des imans, des rabbins, sans les mordre et sans en être dévoré. Je me flatte que V. A. R. ne désapprouve pas ces sentiments, et qu'elle ne pense pas comme M. Boyer de Mirepoix,164-b qui, ayant la feuille des bénéfices en France, ne parlait qu'avec exclamation de l'abominable mot de tolérance. La plus grande folie qui caractérise notre espèce, c'est qu'elle se sert mutuellement de démons pour se persécuter et pour se rendre la vie amère. Voilà les Génevois qui auraient été heureux, et qui le seraient encore, si un esprit de vertige ne suscitait des factions entre eux; il semble qu'ils ne pouvaient pas supporter le bonheur dont ils jouissaient, et ils s'entre-déchirent pour s'en priver. Ce serait encore une grande question à résoudre pour des philosophes, à quel point l'homme est susceptible de bonheur, et combien son inquiétude lui permet de le conserver. Mais, madame, V. A. R. a résolu ce problème; vous rendez la Saxe heureuse, et vous vous appliquez à l'y maintenir; et moi, bavard radoteur, je <150>vous fais perdre par ma longue lettre un temps précieux que V. A. R. sait si utilement employer. Je connais, madame, votre indulgence et votre support; peut-être que j'en abuse; mais j'obtiendrai mon pardon en faveur du plaisir infini qu'il y a de s'éclairer à votre lumière, et en faveur des sentiments d'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.
164-a Voyez t. XXIII, p. 467.
164-b Voyez t. XXII, p. 145.