104. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
16 novembre 1768.
Madame ma sœur,
La lettre de Votre Altesse Royale m'a fait d'autant plus de plaisir, qu'elle sert de témoignage de la bonne santé dont vous jouissez, madame. Cette lettre m'annonce la faveur précieuse que V. A. R. me fait de me destiner son portrait, surtout de vouloir y travailler elle-même. Vous comblez la mesure, madame, en augmentant les obligations que je vous dois par le souvenir de <163>vos bienfaits; ce portrait me rappellera sans cesse l'image de la princesse la plus éclairée, la plus instruite, la plus douée de talents que nous ayons en Allemagne, de celle qui vient si glorieusement de finir sa tutelle, et de confirmer dans le monde, par son exemple, que souvent les femmes ont un génie supérieur aux hommes pour gouverner les États. L'Électeur votre fils, madame, m'a notifié sa majorité, et je ferai incessamment partir quelqu'un pour lui témoigner la part que j'y prends. Il faut s'attendre à toutes les vertus de ce jeune prince, puisqu'il a eu une éducation pareille à celle de Télémaque, et que sa mère Minerve elle-même l'a élevé.
Nous sommes ici, madame, dans la plus grande tranquillité; et comme les personnes désœuvrées sont celles qui réfléchissent le plus, je me suis applaudi d'avoir deviné que le pape, persécuté par ses très-chers fils, se jetterait entre les bras des mécréants. V. A. R. en voit les effets en Turquie, où notre saint-père le Turc s'arme pour soutenir la cause des confédérés de Pologne contre les dissidents. Si le grand vizir fait des conquêtes en Pologne, sans doute que le saint-père de Rome l'honorera d'une toque et d'une épée pour avoir soutenu la cause de l'Église, et qu'on lui donnera brevet d'expectative pour être canonisé cent ans après sa mort. Cet exemple enfle étrangement mes espérances, et me fait espérer qu'un hérétique pourra, s'il combat pour l'Église, obtenir une niche de saint pour récompense; car il y a plus loin d'un Turc à un chrétien que d'un hérétique à un catholique. Je sens que, si j'étais pape, j'aimerais infiniment mieux un Turc qui m'assiste qu'un chrétien qui me dépouillerait, par exemple, d'Avignon, et que, en qualité de suisse du paradis, j'ouvrirais la porte à l'un, et la fermerais à l'approche de l'autre; mais, madame, il y a loin d'un pauvre hérétique empêtré d'erreurs, et de notre saint-père infaillible en ses opinions et ses actions. Je recommande ce pauvre hérétique à votre indulgence, à votre support et à votre protection (j'ai pensé dire à vos prières), vous assurant, madame, que, quoique hérétique sur des sujets ténébreux et inintelligibles, je ne le serai jamais en fait de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.