114. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
25 septembre 1769.
Madame ma sœur,
Votre Altesse Royale ne doit pas s'étonner qu'on fixe le ciel lorsqu'on attend son arrivée; tout ce qui arrive d'heureux aux hommes, nous dit-on, vient de là. Autrefois les déesses descendaient des cieux, les nuages leur servaient de voitures, et l'on peut attribuer à V. A. R. tout ce que les mythologiens avançaient de ces êtres surnaturels. Junon ne gouverna jamais aussi bien l'Empyrée que vous gouverniez la Saxe pendant la minorité de l'Électeur, et Minerve ne fit jamais d'aussi beaux vers que vos opéras, d'aussi belle musique et d'aussi beaux tableaux qu'en fait V. A. R. Mais, à propos de tableaux, voici encore le moment de vous remercier, madame, de ce que vous daignez travailler à la copie d'un original pour lequel j'ai la plus profonde vénération. Reclam m'en a instruit, et j'ai pensé l'embrasser de joie. Enfin, madame, nous vous attendrons, comme vous l'ordonnez, par les sablonnières qui nous entourent, et qui ralentissent un peu la marche des voyageurs. Je regarderai cet heureux jour comme celui qui comblera mes vœux, et j'attends avec empressement le moment de l'accomplissement de vos généreuses promesses. Il m'arrivera, comme à Baucis et Philémon, de voir ma cabane champêtre changée en temple par votre présence. Je posséderai, pour quelque temps, tout ce que l'Allemagne a de plus précieux, dans une grande princesse en qui le génie et les heureux talents surpassent encore l'illustration de sa haute naissance.
<178>Vos bénédictions efficaces, madame, m'ont suivi en Silésie. Le premier avantage que j'en ai recueilli a été de voir l'Empereur votre digne beau-frère.196-a J'ai été enchanté de ce prince à tous égards. C'est une bonté, une noble franchise, une vivacité charmante, jointe à beaucoup de génie, que désigne la curiosité insatiable qu'a ce grand prince de s'instruire. On voit qu'il se prépare à jouer un beau rôle en Europe. Soumis à une grande princesse, pour laquelle il a la plus grande reconnaissance, il attend avec modération le moment que la Providence a déterminé, auquel il déploiera l'étendue de son âme, de ses desseins et de sa prudence. Je me flatte et j'espère que cette entrevue sera l'époque où finiront ces malheureuses dissensions, ces brouilleries, ces haines, qui avaient si longtemps divisé ces deux maisons.196-b S'il y a des accommodements avec le ciel,196-c pourquoi n'y en aurait-il pas entre les hommes? Nous devrions, si nous étions sages, nous entr'aider à supporter le fardeau de la vie, au lieu de nous entre-déchirer, de nous persécuter ou de nous détruire. Je suis persuadé que V. A. R. est de ce sentiment. Son âme est trop noble, trop belle, trop humaine, pour être d'un sentiment contraire. Vouloir l'union des princes, c'est désirer le bonheur, le repos, la tranquillité des peuples, qui respirent tant qu'ils s'accordent, et se ruinent quand ils se brouillent. Mais, madame, je sens où m'emporte un enthousiasme du bien public; cette matière me mènerait trop loin, et ne dirait à V. A. R. que ce dont elle pourrait me donner des leçons. Je me borne à vous assurer, madame, de la reconnaissance la plus étendue, de la plus haute considération, de l'admiration la plus parfaite avec laquelle, etc.
196-a L'Empereur avait épousé en secondes noces la sœur de l'électrice Marie-Antonie, la princesse Joséphine de Bavière, morte en 1767.
196-b Voyez t. VI, p. 27.
196-c Voyez Molière, Tartuffe, acte IV, scène V.